ATOPIA – Entretien

Jean-François Robardet (artiste, curateur de l’exposition Atopia) : Quelle différence fais-tu entre exposer dans un lieu « traditionnel » prévu pour accueillir des artistes, et exposer dans un Muséum d’Histoire Naturelle ? De quelle manière as-tu abordé cette idée ? As-tu eu des réticences ?

Juliette Fontaine : Non, je n’ai eu aucune réticence. Les sciences naturelles sont un terreau précieux de mes recherches. Pourquoi donc faudrait-il enfermer l’art contemporain dans des lieux qui lui seraient dédiés ? Ce qui crée un écart m’intéresse, un déplacement qui fait sens.

En exposant dans un Muséum d’Histoire Naturelle, je crée un déplacement, une proposition dynamique dans laquelle l’indice de perception est troublé en décelant des liens problématiques entre les choses. L’horizon d’attente du visiteur est défamiliarisé et dans cette perte de repère, le regard recouvre sa liberté et tisse des résonances entre les choses, aussi inédites soient-elles.

Se faire côtoyer dans un lieu une multiplicité des regards crée de la subtilité à mon sens, en présageant même la possible construction d’un espace de transgression.

Par ailleurs, en interrogeant des notions d’hybridation et de montage, créer des rhizomes est central dans mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est la complexité du monde, la complexité du vivant, la complexité de l’Être.

Dans mes recherches, en passant de Louise Bourgeois à Jacques Derrida, de Charles Darwin à Jim Jarmush, d’Emily Dickinson à Elisabeth de Fontenay, je traverse des territoires, je reste en mouvement et aux aguets.

 

Ce que l’on entend le plus souvent comme réaction à Atopia, c’est la manière dont ton travail se fond littéralement avec les collections du Muséum. Du Silence des bêtes aux hurlements d’un loup, quel est pour toi le degré d’effacement ou, au contraire, quels conflits et distinctions se créent entre tes œuvres et les pensionnaires du Muséum ?

Dans Atopia, il y a une évidence. Je ne pense pas qu’on puisse parler « d’effacement » mais de rencontre. Mes œuvres s’immiscent dans les différents espaces du Muséum sans rivalité, jusque leurs interstices. Les coprésences de mes travaux et des « pensionnaires » du musée dialoguent de manière vibratoire. L’empreinte de la nature dans mon travail en est encore plus révélée.

J’ai envie de dire que les fantômes qui habitent certaines de mes pièces côtoient les fantômes du Muséum. Les regards des spécimens naturalisés croisent ceux des bêtes de mes dessins.

Dans mon travail, je traite de la même manière les monstres inspirés de l’étude tératologique, celui imaginaire du Dr Frankenstein, l’animal sauvage ou disparu de la Terre, l’extra-terrestre, l’humain, le végétal, les cellules de l’épiderme, le fossile… Il n’y a pas de hiérarchie. Je crois que c’est la même chose dans un Muséum d’Histoire Naturelle, chaque « élément » est exposé avec le même soin, au Muséum-Aquarium c’est le cas me semble-t-il.

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Extrait de la série Atopia

Quand je t’ai proposé un jeu en nommant l’exposition Atopia d’après le titre d’une de tes séries de dessins, elle-même absente de l’exposition, tu as tout de suite accepté le principe, en renforçant même l’idée de déplacement, de flottement d’un espace à l’autre, d’absence pendant ta résidence de travail au Muséum-Aquarium et en citant une toile issue des collections du Musée Lorrain. De la même manière, tu as choisi de représenter des spécimens naturalisés des réserves du Muséum et qui sont habituellement invisibles pour les visiteurs. Y-a-t-il eu pour toi d’autres jeux sur ce principe d’absence/présence au moment de travailler sur les pièces inédites ? Cela a-t-il renforcé ton envie de travailler sur des espèces disparues ou en voie de le devenir ?

Oui, je pense que ta proposition du titre de l’exposition m’a amenée à travailler sur cette notion absence/présence avec beaucoup plus d’approfondissement et de problématisation pour travailler avec les matières invisibles du Muséum.

Toutefois, cette question reste récurrente dans mon travail qui est truffé de fantômes. Et il y a le thylacine ! J’étais fascinée par cette bête disparue avant de découvrir que la réserve du Muséum-Aquarium en avait un spécimen. Cette rencontre fut décisive dans ma démarche développée pour l’exposition. Cette opportunité que tu m’as donnée dans ce Muséum d’Histoire Naturelle a été pour moi un vaste terrain de recherche dans la continuité de mon travail. Quelle jubilation !

 

Penses-tu poursuivre des recherches menées spécifiquement pour Atopia avec les éléments que tu as collectés au Muséum ? Pourra-t-on suivre l’évolution de ces recherches lors de prochaines expositions ?

Je ne peux pas le présager, le travail se fait et se défait, j’avance à tâtons, parfois dans le noir, je ne suis pas conceptuelle… Mais, je recycle souvent les éléments dans mon travail en les déplaçant, en les re-questionnant, il est donc probable que des éléments du Muséum réapparaissent un jour ou l’autre.

 

En travaillant avec tes pièces pour constituer l’exposition et en les étudiant, je me suis rendu compte que, bien que me considérant comme antispéciste, j’ai souvent des attitudes ou des réflexions spécistes – probablement par réflexe ou par reproduction d’un schéma lié à ma culture et à mon éducation. Ton travail me semble, en effet, totalement dénué de toute approche spéciste. Comment te situes-tu par rapport à cela ? Et que penses-tu de la manière dont le Muséum-Aquarium aborde cette question ?

À mes yeux, il n’existe pas de différences moralement pertinentes entre les espèces. Je ne vois pas pourquoi la vache charolaise n’aurait pas droit à un traitement digne sous prétexte qu’elle ne parle pas notre langue. Il faut en finir avec cet humanisme qui met l’homme au-dessus de toutes les autres espèces.

Par ailleurs, puisque tu parles d’éducation… Parlons enfance… Comme tout un chacun, elle est notre socle, on a construit à partir d’elle notre rapport au monde. Ça me gène un peu de dire ça, mais c’est vrai… Enfant, pour des raisons affectives que je n’ai pas envie d’évoquer ici, j’ai très vite construit un rapport fusionnel avec la nature et tout ce qui était vivant autre qu’humain, tous les animaux, les végétaux. Ce rapport me rassurait beaucoup. J’allais tous les étés en Dordogne chez ma grand-mère (que de splendides souvenirs, extrêmement vifs !), et j’ai aussi vécu à la campagne adolescente. Très tôt, j’ai aimé observer passionnément la nature. Seule, je me promenais beaucoup, je me sentais protégée dans les bois, sur les chemins, à travers les champs de maïs ou de tabac, au milieu des cris et des chants animaux, avec quelques magnifiques apparitions furtives parfois !… J’ai toujours eu confiance dans les bêtes. Je n’en avais pas peur. J’ai longtemps voulu être vétérinaire à la campagne !

J’ai aussi eu très jeune, me semble-t-il, une conscience claire de la souffrance que l’homme pouvait infliger au vivant. Quand j’arrachais des fleurs pour faire un bouquet comme toutes les petites filles du monde, j’étais partagée entre la conscience de « faire du mal » à ces fleurs en les arrachant de la terre et l’émerveillement devant leur beauté végétale ; tout ça peut sembler très cucul-la-praline, ridiculement niais, mais c’est la vérité ! J’étais souvent fourrée dans les fermes pour voir les animaux et le travail des fermiers, le gavage des oies m’a toujours paru cruel par exemple. Des tas d’autres expériences vécues à la campagne enfant m’ont marquée, je les trouvais injuste à l’égard de l’animal.

Je crois que mon antispécisme vient de là, de ce profond tropisme. Par la suite je l’ai raisonné, je l’ai pensé et articulé, bien entendu. Mais je ne suis pas non plus militante, même si j’en mange assez peu, je mange de la viande. Disons que je suis derridienne. Jacques Derrida déploie une pensée radicalement critique à l’égard du terme « Animal » et du « propre de l’homme » : « Chaque fois que « on » dit « L’Animal », chaque fois que le philosophe, ou n’importe qui, dit au singulier et sans plus « L’Animal », en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l’homme (…), eh bien, chaque fois, le sujet de cette phrase, ce « on », ce « je » dit une bêtise. Il avoue sans avouer, il déclare, comme un mal se déclare à travers un symptôme, il donne à diagnostiquer un « je dis une bêtise ». Et ce « je dis une bêtise » devrait confirmer non seulement l’animalité qu’il dénie mais sa participation engagée, continuée, organisée à une véritable guerre des espèces. » ( in L’Animal que donc je suis, Jacques Derrida)

Quant au Muséum, on y voit quelques classifications, les animaux marins, les papillons, les oiseaux, les crustacés… Ces classifications sous-tendent-elles un certain spécisme ? Pas sûr. C’est aux gens du Muséum qu’il faudrait poser la question, je serai très intéressée d’en discuter avec eux à l’occasion. À la fois, ce doit être très compliqué d’éviter les classifications dans un muséum d’Histoire Naturelle… Mais au Muséum-Aquarium de Nancy, dans l’esprit j’entends, nous sommes très très loin de la spectaculaire « Arche de Noé » de la faune africaine du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, ultra spéciste de mon point de vue.

Ici à Nancy, beaucoup d’espèces différentes cohabitent dans les vitrines : un groupe d’oiseaux va cohabiter avec une tortue, un fossile et d’autres ; l’ornithorynque n’est pas très loin du wallaby… Quand j’évoquais à l’instant que des animaux marins étaient regroupés — à l’endroit où se trouve la série Kieru — sont mêlés poissons, fossiles, tortues et le gros mammifère marin qu’est le morse : le spectre est large !