La Main heureuse

Texte du catalogue de l’exposition personnelle de Thierry Fournier, Université Paul Valéry, Montpellier, du 18 septembre au 23 octobre 2020.

D’abord, il y a le geste qui tâtonne, qui oscille dans sa recherche, tout en jubilant, je dirais même, tout en exultant. En effet, ce que l’on peut d’emblée percevoir dans la série de dessins Órganon de Thierry Fournier, non sans une certaine réjouissance communicative, c’est le plaisir inouï de dessiner. Dans un ravissement jouissif, le geste se fraye tantôt modeste et mesuré, tantôt hardi et incisif. Il trace sans jamais cesser de s’imaginer dans une expérimentation infinie et totalement ouverte. La main heureuse dessine en invitant la forme non encore advenue. Elle dessine sans désigner car comme l’exhorte Henri Matisse, on invoque « le désir de la ligne, le point où elle veut entrer et mourir ». Le dessin est alors la manifestation la plus immédiate et la plus limpide de l’émotion. La plus pure.

Une joie ébouriffante est contenue dans l’élan d’une ligne, dans le modelage lisse et ductile d’une forme. Parfois, le dialogue hérissé entre les couleurs vives s’éclaire d’une musicalité délicieusement aigüe. Ces dissonances colorées qui surgissent de temps à autre restent toujours gracieuses. Elles crissent très légèrement tout en ondoyant. Elles se présentent comme un nœud de discordes actives, maintenu dans un équilibre fragile. Cette précarité les rend précieuses car dans leurs collisions irrésolues, elles ouvrent un espace de liberté essentiel. Des rouges écarlates flirtent avec des verts hirsutes et des jaunes en feu. Ce choix de couleurs crues et de turbulences chromatiques crée une sorte de distorsion dans le réalisme des visions. Certains tracés suscitant le monde végétal sont autant de corolles, de pétales, de calices, de feuilles et de pistils qui pourraient tout aussi bien évoquer des embryons mammifères, des visages sans regard, des gueules cassées, des ombres distordues, des réminiscences lointaines de paysages, ou encore des entités hybrides en devenir. Autant dire des aliens, toujours inoffensifs, campés dans une élégance évidente et ouvragée.

L’écart de réalisme est moins soutenu lorsque les octaves colorés sont doux et indolents, ou lorsque le traitement du fond et la luminosité de la teinte rappellent les radiographies des cavernes profondes du corps. La mélodie des tons rosés évoque plus clairement des formes organiques humaines ou animales : foie, poumon, cœur, vésicule, intestin, et autres. Cet intérieur du corps est traité avec la sensualité élastique d’une peau, comme la volupté d’un creux ourlé du corps, le secret de la paume d’une main, la pudeur délicate d’une nuque. En effet, l’intérieur du corps n’est pas sanguinolent, ses fluides internes sont exsangues et pourtant rubiconds, vermeils et caressants comme la soie d’un épiderme. Ils évoquent les joues rosées d’un portrait de François Boucher.

Cette appétence au dessin n’est pas nouvelle chez Thierry Fournier, qui, architecte de formation, dessine depuis très longtemps. Dans une myriade de carnets, l’artiste fait des croquis en amont de tous ses projets, de toutes ses installations. Mais avec Órganon, c’est la première fois qu’il lui donne une part décisive, un espace souverain. C’est aussi la première fois que l’artiste fait une exposition exclusivement d’œuvres dessinées. Elles s’y déploient à part entière et se développent en une série ample de plus d’une trentaine d’œuvres. Les formats sont très divers. Ils vont de l’échelle d’un champignon lové au ras du sol, au milieu du peuple de l’herbe, à celui d’une spacieuse surface de deux mètres sur trois, narguant l’architecture et l’immensité du ciel. Le dessin devient alors un territoire expérimental au sens fort du terme, voire même au sens phénoménologique.

Il s’agit de la recherche d’une forme expansive et non pas d’une forme achevée, ni close ou exactement calibrée. On explore plutôt une forme organique qui continue de se renouveler dans une « proliférance » généreuse, dans un déploiement pluriel. L’indétermination de certains modelés ouvrent vers la possibilité d’une multiplicité d’interprétations en convoquant ce chaos équivoque qui menace le fond de toutes choses, et que le dessin peut rendre parfois tangible. Les dessins de la série Órganon sont ardents et non définitifs, toujours en devenir dans un désir ajourné, suspendu, sans rien en eux qui pèse et qui se pose. Si la palette colorée fait songer à l’incandescence d’un David Hockney, lorsque la vision est équilibrée, c’est à l’intérieur de la forme que la pullulation se propage tel un ventre enceint.
Le geste autour duquel un espace se configure n’est pas étranger à l’art de l’aquarelle et du lavis japonais, le sumi-e. De ce dernier, la série Órganon emprunte bien plus que la fluidité du geste. De cet art qui tend à l’épure absolue, Thierry Fournier en retient les modifications fertiles et délicates de la dilution de l’encre ou de la couleur. Mais il convoque aussi les subtilités de la position du pinceau, de la force et de la vitesse du geste pour jouer sur l’épaisseur et la netteté des lignes autant que sur la saturation de la teinte. En écrivant ainsi, nous pourrions croire que l’artiste a travaillé sur des papiers de fabrication artisanale avec des pinceaux de différentes épaisseurs, en poils de martre ou de petit-gris à la capillarité insurpassée. Il n’en est rien car les dessins d’Órganon sont numériques. Ils ont été créés sur un iPad avec un logiciel de dessin et un stylet sensible à la pression. Ils ont été ensuite imprimés sur pvc. L’importance centrale de l’outil dans le sumi-e se retrouve dans l’utilisation de la tablette. La pression du stylet est névralgique comme celle d’un pinceau. Il s’avère que les outils numériques proposés émulent des médiums analogiques et sont d’une excellente justesse imitative. D’un panel abondant, l’artiste a choisi un seul outil qu’il a lui-même paramétré.

Comme il le dit page 16 [dans son entretien avec Nathalie Moureau], « le logiciel émule un aérographe, avec lequel je fais varier trois paramètres : la couleur et – en direct pendant le dessin – l’épaisseur du trait et la transparence. (…) Je joue en direct sur l’épaisseur du trait avec un curseur que je manipule de la main gauche ; et la transparence avec la pression du stylet sur la tablette. » Les dessins sont réalisés dans un temps rapide de quelques minutes. L’artiste ne gomme pas, n’apporte aucune correction au dessin. Si ce dernier n’est pas satisfaisant, il est recommencé jusqu’à ce que le geste soit limpide et juste, jusqu’à ce que la perception soit fidèle à l’intention. C’est cette association paradoxale entre une opération irréversible et un médium numérique comme la tablette qui confère à ces dessins leur dimension performative : leur organicité et leur sensualité héritent directement du geste de l’artiste.

Il faut rappeler qu’avant de devenir une série de dessins, le projet imaginé était une création de sculptures, d’objets proches des limites du vivant comme ceux présents dans l’installation Nude, où Thierry Fournier déploie un corps composite fait de cuirs animaux et de peaux artificielles en silicone. Avec Órganon, il explore un lexique de fragments corporels d’origines inconnues, élaborant des entités hybrides et incertaines. En filant la métaphore biologique, la série entière compose une même famille au sens zoologique du terme en rassemblant trois espèces : les carnés, les végétaux et les négatifs. Cette classification est surtout déterminée par le travail de la couleur. Les carnés sont rouges et chairs, les végétaux sont verts et jaunes, et les négatifs sont traités comme des radiographies médicales sur fond brun. Telle une inépuisable prolifération, ce travail sériel ne semble n’avoir ni début ni fin, une forme en engendre toujours une autre à l’instar d’une multiplication cellulaire inépuisable, d’une vie organique ininterrompue.

Par là même le titre Órganon est résonnant, évocateur, presque incantatoire. Cette série est en effet un organisme qui s’installe, s’harmonise et s’expose à l’échelle de tout un campus, un immense parcours à l’intérieur duquel nous sommes invités à déambuler, voire même à habiter. Tout comme les lignes et les formes fourmillent sur les dessins, ces derniers se propagent autant à l’intérieur des bâtiments, que sur l’architecture et dans les jardins extérieurs. Au-delà du remarquable intérêt qu’il y a à exposer des œuvres dans un lieu non concédé à l’art, le travail de Thierry Fournier tend souvent – et tout particulièrement ici – à proposer une exposition pensée comme médium. En mettant en jeu l’inscription des œuvres dans un espace très étendu, la singularité de leurs dispositions réactive le processus de création des dessins, ou tout au moins le prolonge, le perpétue. Le temps est au centre de cette démarche, celui de la conception du montage fait écho à celui de l’expérience de la déambulation où on découvre petit à petit les dessins dans les méandres du parcours. Ils ne sont pas donnés à voir d’emblée ou les uns à côté des autres, mais au gré des chemins arborés, des jardins, du déplacement de la marche du spectateur.

Tout comme le temps, la notion d’espace est remarquable dans le travail de cet artiste. Dans plusieurs de ses installations, en particulier sonores, l’espace constitue même une matière, beaucoup plus qu’un lieu. Invités à y entrer, il s’agit de l’entrouvrir, de le fendre et d’y pénétrer en se laissant envelopper. Notre corps est par là même très impliqué. Avec Órganon, notre complicité est aussi conviée, cette fois dans le temps déployé d’une promenade créée par l’artiste. Un long dialogue s’instaure avec l’architecture, dans les reliefs d’un paysage riche et complexe. Les emplacements variés des œuvres tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, nous invitent à musarder, à les dépister parfois dans des endroits insolites : à même la terre, parmi les herbes et les fleurs, dans les tapis de mousse, sur les branches des arbres. Lorsqu’ils ne sont pas placés dans des salles du bâtiment, les dessins se nichent dans les larges feuilles d’un magnolia, dans la ramure d’un lilas des Indes ou encore sur l’écorce d’un pin. Ils semblent proliférer partout comme un grand corps tentaculaire à l’image de la double hélice formée par les molécules d’ADN.

La performance de l’artiste lors du vernissage s’ancre dans cette manière singulière d’éprouver l’espace. Il choisit pour cela un endroit central du campus, comme s’il était le lieu natif de toute la série des dessins. Sans parler d’endroit magique, c’est pourtant en ce lieu précis que les dessins semblent se raviver comme s’ils étaient dynamiques, éveillés, semblables à des êtres vivants. Sous de majestueux mélèzes, l’artiste en a clairsemé de part et d’autre, comme un animal laisserait des empreintes de son passage furtif. Presque invisibles ou doués de mimétisme, les plus discrets sont d’une teinte verte comme la chlorophylle et se clapissent sous les épines. D’autres ont été recouverts comme pour nourrir la terre, bientôt absorbés par elle. D’autres, agrainés au sein des ramures, s’enroulent autour des branches devenus des greffes d’écorce, telle une partie de son épiderme végétal assimilé dans l’arborescence.

Ainsi, depuis son déploiement jusqu’à sa diffusion dans les plis intimes du paysage, le geste de l’artiste nous livre ici une expérience originale du dessin ouvrant sur une multiplicité, un foisonnement inédit des possibles.

Aubervilliers, janvier 2021

Emmanuelle Bouyer, le départ absolu

Texte du catalogue de l’exposition solo d’Emmanuelle Bouyer, Centre d’Art Camille Lambert, Juvisy-sur-Orge, février 2022

Mais les œuvres d’art, ainsi que nous les appelons, ne sont pas des objets, ce sont des choses qui continuent d’évoluer avec le temps qui ne sont jamais achevées, et nous ne devrions pas nous contenter de les regarder, de les observer, mais unir nos vies à elles. Tim Ingold (1)

Emmanuelle Bouyer entretient un rapport prééminent et agissant avec les lieux. C’est dans les lieux qui se présentent à elle qu’elle vise à rendre apparente sa matière de prédilection : l’énergie fluide de la lumière — celle qui constitue un espace et se manifeste ostensiblement dans la vie. La lumière « se transmet de proche en proche par ondulations successives » (2) comme le son. Il s’agit donc d’apprivoiser ces courbures et ces remous. Cette approche est le début de l’aventure, ce qui motive le désir, ce qui amorce le processus.

L’artiste obtient une première résidence à l’Observatoire Camille Flammarion à Juvisy-sur-Orge en 2019. Ce lieu que j’ai visité avec elle est incroyable. Avec sa lunette équatoriale, la coupole astronomique est de toute beauté. D’emblée, ce sont les rayons du soleil qui portent l’artiste dans son élan, ceux qui traversent les hublots colorés du lieu confectionnés par l’astronome. Mais aussi ceux qui glissent sur les feuillages des arbres du parc en contre-bas du bâtiment. Elle fait beaucoup de photos comme elle prendrait des notes. Elle photographie des visions de l’intérieur de l’observatoire, notamment des reflets provoqués au sol. Elle photographie aussi les visions de l’extérieur perçues à travers ces ouvertures fardées qui transforment la perception du paysage en même temps que celle du regard. À travers le hublot jaune, le paysage inondé de soufre semble bruire d’une pluie acide, à travers le rouge, il est irradié comme la fin d’un monde atomique, il est plus sourd dans la nuit du bleu comme reposé dans le fond des mers. Dans cette griserie du mouvement de la lumière, et cherchant même à apaiser le débordement qu’elle provoque en elle, l’artiste suit ses intuitions. Il lui apparait comme une évidence l’importance d’y observer le déplacement du soleil à chaque solstice et à chaque équinoxe, ces instants intenses du cosmos, ces moments de dialogues paroxystiques entre le jour et la nuit. Une fois, elle pose au sol des cercles de papier blanc, réceptacles des rayons lumineux qui traversent les hublots pigmentés, créant ainsi des émanations lumineuses et vibratoires. Ces dernières m’évoquent les créatures diaprées des abysses, ces êtres aux formes insolites défiant l’imagination, ce peuple silencieux doté de bioluminescence, évoluant indéterminé entre particules cosmiques et organismes marins. Une autres fois, telle une arachnéenne, elle tend des fils à l’intérieur de la coupole pour rendre visible le glissement de la lumière dans le vide. Elle avait déjà plusieurs fois tracé sur des murs la danse des reflets et des miroitements. Dans toutes ces tentatives, se déploient les dessins instables de la course du temps. Parfois en se rappelant à la magie de l’enfance, cette fuite se temporise un peu autour de l’animation de ses « OPNI » (3), ces objets non identifiés fabriqués avec des paillettes, comme extraites directement de la poussière des étoiles.

Ainsi, Emmanuelle Bouyer est irrésistiblement attirée par l’éclat de la lumière. Non pas pour sa rutilance mais pour sa fugitivité, pour son évanescence. Elle « l’adore » dirait-elle, pour la fragilité de ses scintillements, la faillibilité de son chatoiement. Si l’artiste poursuit la course du soleil dont elle rend compte dans ses installations précaires, ou dans les tracés de ses dessins tels des cartographies luminescentes, c’est plutôt l’étoile filante qui constituerait chez elle, me semble-t-il, une partenaire quasi sororale.

Cette forme d’énergie fulgurante s’inscrit dans l’ensemble de son processus. En effet, la pensée même de l’artiste s’incarne dans une prégnante intelligence du soubresaut. Elle se construit dans des sortes de spasmes intuitifs, comme par à-coups. Cette création spasmodique invite aisément une place généreuse à la forme du fragment, et des archipels qu’il constitue en se multipliant. La bribe « au-delà de toute fracture, de tout éclat, est la patience de pure impatience, le peu à peu du soudainement » (4). La linéarité, et la prudence qui la prédéfinit, ne sont pas de son ressort. La préférence est donnée aux perpétuels changements d’un état à un autre. Elle est offerte aux métamorphoses conférant tout à la fois une certaine instabilité et un effet merveilleux : un lieu travaillant ces écarts et ces vides, le lieu de l’éventualité d’un miracle. À l’instar d’une attitude poétique toute rimbaldienne, le risque d’un étincelant désastre n’est jamais très loin. Cette possibilité n’est pas une négation de l’œuvre en devenir. Bien au contraire, elle contribue à la singularité de son émergence, imprégnée de doute et régie par une urgence tout à fait bouleversante.

Écartant toute idée d’échec ou de réussite, la possibilité que rien n’advienne sans regret crée un silence installé au creux de l’œuvre. Ce silence étrange où nous sommes invités à entrer dans le mouvement même de son devenir, fait du balbutiement un espace de partage du regard. Cela peut être malaisé pour le spectateur de l’œuvre si ce dernier craint l’impermanence des choses et l’intranquilité des êtres. S’il préfère la rassurance de l’équilibre stable et cartésien, qu’il passe son chemin. « Comme ébauchées d’une main tremblante. Du blanc, du vide, qu’elle disparaisse. Et le reste. Tout de bon. Et le soleil, derniers rayons » (5). L’ artiste aime les choses, non dans leur « parti pris » mais dans leur trouble, leur altération, dans ce qu’elles ont de confusément déséquilibré, de tourmenté, voire même d’irrésolu. « C’est trouble, fugace, impalpable à l’oeil, pour ainsi parler. Si rien n’avait une forme, ce serait cela » (6).

Dans son cheminement cette artiste semble parfois nous démontrer que l’errance est notre seule nature possible et la dispersion notre seule force, comme si nous étions des êtres de l’air, des êtres issus de la matière même de la lumière. Dans ses déplacements intérieurs et fertiles, elle se rend présente pour ce qui n’est déjà plus. Elle est là pour le passage de la lumière, et pour celui du temps. Il s’agit de demeurer dans une sorte de désir incandescent de ce qui peut apparaître ou plutôt, de ce qui peut jaillir. Dans cette attente parfois inconfortable mais essentielle, il n’y a nulle image d’achèvement parce qu’on ne connait pas le chemin et sa destination, on ne sait pas où l’on va être mené. Le processus de création n’est pas motivé par une forme pré-écrite que l’on se représenterait et qu’il faudrait tenter d’atteindre. L’important c’est de se lancer, c’est « d’y aller » en s’aventurant, bien plus que d’arriver au point B en étant parti du point A. Ce qui compte c’est de pister comme un animal aux aguets sans être assuré d’atteindre la cible. Cette sorte de départ absolu est le refus de tout ce qui pourrait être perçu dans la durée, fut-elle minime, de l’arrêt. Dans une infinie recherche, la fin du voyage n’est pas envisagée. La notion de la finalisation de l’œuvre est mise en sourdine.

En dessinant les déplacements de la lumière, ou bien encore en faisant sourdre des rayons lumineux dans le vide, il s’agit de vivre l’expérience délicate et périlleuse de rendre visible les traces immatérielles d’une présence. Ce qu’Emmanuelle Bouyer appelle des « ectoplasmes lumineux ». La nature indéterminée de la substance et ses formes imprécises sont ici mises en avant. L’état lumineux prédomine tout, ainsi que son immanence. Il y a quelque chose de l’impressionnisme dans ce que l’artiste nomme ses « chasses de lumière ». D’ailleurs, quand je me remémore ma visite dans son atelier, un des moments qui me revient clairement est notre échange troublant autour des Nymphéas de Claude Monet. Nous parlions émues de cette étude magnifique des mouvements de la lumière issue de la construction extraordinaire de son jardin à Giverny. Ce jardin est conçu comme une toile inlassablement ondulante. C’est un tableau vivant comme un organisme. Ce paysage parfois ensauvagé a été élaboré par le peintre pour son propre exercice du regard, pour des moments infinis de contemplation, totalement imprégné de ses thèmes de prédilection : le jardin et ses frémissements, les libres mutations des fleurs, le désordre végétal, l’autorité bienveillante des arbres, l’eau et le ciel, le fluide et l’aérien, le frissonnement des choses qui passent sous la caresse d’une lumière perpétuellement fugitive. Giverny est un merveilleux condensé de paysage, et comme une métaphore de la nature entière. Son évocation s’est glissée dans notre conversation naturellement, on comprendra aisément pourquoi. Dans une continuité singulière du grand maitre du 19ème, dans cette traque du mouvement de la lumière, Emmanuelle Bouyer tente de dessiner ce qu’elle nomme la « disparance », c’est à dire « le vide laissé par ce qui se retire » (7). L’artiste cherche à écrire des « ravissements lumineux ». Avec une teneur toute érotique dans les termes employés, cette chasse de lumière reste pourtant sans trophée, car la lumière est intrinsèquement passante. Inconstante, elle glisse, elle échappe, elle se dérobe, elle s’enfuit. On tente de la cerner à certains instants volages juste avant qu’elle change d’état, de teintes, avant qu’elle ne disparaisse. « Cette course poursuite nous emporte dans la rotation de la terre autour du soleil » (8). Et cette expérience à elle seule est vertigineuse.

Juliette Fontaine, juillet 2021

(1) Propos de Tim Ingold rapporté dans Philippe Descola, Tim Ingold, Être au monde, quelle expérience commune ?, Presses Universitaires de Lyon, 2014

(2) Camille Flammarion, Récits de l’infini, 1892

(3) OPNI = Objet à Paillettes Non Identifié

(4) Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980

(5) Emmanuelle Bouyer, Texte collage, juillet 2020

(6) Emmanuelle Bouyer, Texte collage, juillet 2020

(7) Propos apparu lors d’un entretien entre l’artiste et le philosophe Gérard Engrand

(8) Propos de l’artiste

Les Corps purs

Exposition collective avec Katerina Christidi, Catherine Geoffray, Camille Grosperrin et Pascal Teffo, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mai 2021.

« Il faut toujours suivre le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir. » Henri Matisse

« Chaque trait est habité de sa propre histoire, dont il est l’expérience présente; il n’explique pas, il est l’évènement de sa propre matérialisation. » Cy Twombly

« Pensez au dessin de Cézanne, qui vise, disons cela d’un mot, l’apparaître sous l’apparence. » Yves Bonnefoy

Qui n’a jamais connu ou pressenti le plaisir de dessiner ? Ne serait-ce que celui de crayonner une ligne même fragile sur le coin d’une feuille de papier, ou celui de griffonner une forme chétive et aussi frêle que le geste non affirmé qui l’aurait ébauchée ? Dessiner, c’est la délectation de tracer, de croquer sans encore figurer, c’est le délice de traverser l’espace, de biffer le vide pour le rendre visible. Lorsque l’on dessine, on ne cherche pas tant à représenter mais on désire l’avènement d’une forme. On guette son impulsion, sa boursouflure, on piste son soulèvement, on épie son élaboration plus que son aboutissement. Et dans le dessin achevé, c’est encore un élan qu’on désire éperdument, une source vivante, un recommencement possible. La promesse d’un soubresaut, d’une aurore, d’une feuillaison.

Le dessin est aussi le passage vers un ailleurs. C’est le monde fécond détenteur d’un ravissement, celui de l’indéterminé. C’est une embrasure vers l’inconnu, peut-être même vers l’infigurable. Avec l’agilité de mimèsis plus ou moins scrupuleuse, les figures ou les formes dessinées ne sont pas étrangères aux choses et aux êtres de la réalité du monde, mais elles ont en elles un rayonnement étrange, un miroitement mystérieux, une apparence augurale. Le dessin bien plus qu’une ébauche est un interstice, il n’est pas un geste accompli parce qu’il est motivé par le désir inassouvi de se poursuivre. Il est l’inauguration de la forme, sa mise en perspective. C’est un prélude, une ouverture en tant que début, départ, origine, apparition. Le dessin est une saillie, une échappée, un geste lancé sur une trace qu’il faut toujours à nouveau découvrir, voire ouvrir, pour le moins entrouvrir. « Le dessin, c’est la forme non donnée, non disponible, non formée. C’est donc au contraire le don, l’invention, le surgissement ou la naissance de la forme »(1).

Un des axes majeurs de cette exposition est donc le dessin, et plus ouvertement, la ligne. Même la présence de sculptures restent fidèle à cette idée car ces dernières sont le résultat d’un travail de courbes, de sillons, de veinures, ce ne sont pas des formes surgies des écorchures de la matière et il n’y a aucune empreinte de la main à leur surface. Toutefois le dessin n’est pas à prendre comme une thématique de l’exposition, cette posture serait beaucoup trop restrictive, scolaire. Le propos se veut plus libre et fluctuant car tout dépend de ce que nous entendons par dessin. Pour ma part, il s’agirait presque d’un mouvement vers. Ce mouvement énigmatique par lequel un artiste est amené à dessiner mais aussi le mouvement par lequel notre regard, notre pensée, notre sensibilité répond à celui dont la trace s’est déposée sur le papier. Nous gageons que ce mouvement est celui d’un plaisir éprouvé autant par le dessinateur que par celui qui le regarde. Bien davantage, nous parions que ce plaisir est intrinsèque au dessin parce que le dessin est une prise de liberté, une libération : celle de l’accès à la forme.

Par ailleurs, le dessin a à voir avec l’écriture. Une écriture fondamentalement poétique. Une écriture sans mot. Non pas parce qu’il raconte – bien qu’il puisse être narratif – mais parce qu’il tente de s’approcher de la réalité sans jamais en être sa totale ressemblance. Il demeure toujours une hésitation, un flottement. Comme un poème, un dessin est de la pensée conceptuelle mais travaillée par une intuition qui ne se résigne pas. Dans son mouvement même, il s’éloigne du discours, le transgresse, en multipliant et en intensifiant sa charge imageante. Le dessin est une métaphore pure et infinie, il est inscrit dans l’attente de la venue d’une forme, constamment aux aguets de ce qui peut advenir. C’est dans le dessin que surgit le mieux le parcours rapide de la pensée, il est la matière de sa fulgurance. « Errance ronde et sûre d’une courbe qui enlace, léger fouillis comme de brindilles, ou construction faite d’angles et de droites, peu importe, le dessin est toujours ce qui vient en premier, ce qui est supposé jaillir de rien »(2).

Aussi, le titre Les Corps purs est à prendre dans son sens scientifique en évoquant une substance qui n’est composée que d’un seul type d’élément chimique. Chacun des artistes exposant travaille avec un unique médium. Katerina Christidi dessine sur de la toile au fusain souvent de très de grands formats. Catherine Geoffray dessine ses rêves avec un stylo à bille et sculpte de petites formes hybrides en une pâte céramique cuite sans glaçure d’un aspect mat. Avant et pendant la réalisation d’un de ses films, Camille Grosperrin dessine à l’encre de Chine des schèmes narratifs tout en finesse. Quant à Pascal Teffo, graveur dans l’âme, il dessine à la mine de plomb des univers telluriques, des géographies presque cosmiques.

Respirer l’ombre. Cette très belle expression empruntée à Giuseppe Penone fait écho à l’œuvre de Katerina Christidi qui travaille avec le velouté profond du fusain. De cette matière fragile et volatile, l’artiste fait une couverture dense, une nuit épaisse comme du velours. Un grand corps noir de charbon crépusculaire sur lequel s’agitent des formes actives d’une autre nuit. Un drap feutré et sépulcral sur lequel frissonnent des figures maintenues en suspens comme désireuses d’entretenir une certaine indétermination entre l’animalité et l’humanité. Des corps un peu monstrueux tâtonnent et avancent tranquillement vers le dehors, semblant parfois un peu burlesques telles des figures oniriques sortis de l’univers d’un Odilon Redon. Il y a des êtres en métamorphose qui vibrent du fond de la caverne, dont certains m’évoquent les silvains de la forêt douloureuse de la jeune princesse louve d’Hayao Miyazaki. Il y a des silhouettes toutes archaïques qui naissent doucement de l’ombre, ivres d’intelligibilité. À l’instar d’un Pierre Soulages, c’est aussi l’effleurement de la lumière à la surface du support qui révèle la présence des êtres et des formes écloses des ténèbres ductiles. Avec un geste assidu, impétueux et graduel ainsi qu’un lent processus de création, la lumière devient un médium fondamental de la visibilité de l’œuvre.
Les mains de l’artiste tissent ces immenses aplats nocturnes et les modulent au toucher. La caresse est une dimension sensuelle déterminante du travail. Les outils utilisés par l’artiste que sont ces branches de saule carbonisées sont le plus souvent destinées à la pratique du dessin. Mais ici le fusain est appliqué sur de la toile agrafée à même le mur de l’atelier comme une seconde peau, souvent de très grand format. L’investissement total de la surface avec de subtiles et multiples nuances évoque la question du recouvrement spécifique à la peinture. De plus, l’effort physique du corps de l’artiste est fortement engagé devant les dimensions imposantes des formats.

Chez Katerina Christidi, le visible est le caché(3), à moins que ce ne soit l’inverse. Ces motifs, ces êtres apparaissant de la noirceur satinée vivent comme des animaux sauvages traversant le visible en s’y cachant, ils sont dans « l’ordre du surgi »(4), ce qui n’exclut pas la possibilité d’une relation avec le spectateur, même furtive. En effet l’artiste n’est pas dans la complaisance de vouloir nous séduire, c’est à nous de nous arranger avec le sentiment probable d’une déception et d’aller au devant de la rencontre en entrant dans le chaos. Les silhouettes jaillissent des plis de la matière appliquée strates par strates, en partant de la peau vierge du tissu et en allant vers le noir le plus ébène possible, l’artiste ne retirant jamais de fusain, aucun repentir ici mais une errance persévérante à adjoindre, à additionner les couches de la brûlure de cet outil ancestral. Dans la lignée des peaux végétales de Georgia O’Keffe, les plis sont aussi les lieux d’affleurement du visible. Je me risque à dire que ce travail est baroque, déployant des courbes et des contre courbes toujours en mouvement afin qu’elles altèrent les distances, assimilent les contraires et multiplient les ombres et les points de vue. C’est « le pli qui va à l’infini, pli sur pli, pli selon pli »(5). Il est fort à parier que cette pratique de recouvrement presque sans fin soit celle d’un amour puissant pour l’égarement sur les sentiers inconnus, une prédilection à l’errance ouverte et imprévisible, comme celle dans les contrées habitées par les ondes de l’inconscient.

L’univers de Catherine Geoffray n’est pas abstrait bien qu’il soit librement amoureux de l’indéfini. Sur le modèle de la peau qui protège et délimite l’individu, en créant ses matrices et ses textures elle semble créer d’autres frontières, d’autres limites, d’autres peaux, voire d’autres espèces. En effet, son monde singulier est inondé de formes empruntées au monde organique. Il est immergé de la présence prégnante de biomorphismes, ces derniers demeurant incarnés dans une ambiguïté intrinsèque. Cet aspect apparaît tout particulièrement dans le travail sculptural de l’artiste. Des êtres hybrides doués de transformisme sont des sortes de déclinaisons inattendues d’anatomies inclassables, à la fois végétales, animales ou minérales. Je m’aventure à aller jusqu’à suggérer que ces êtres côtoient la région des anormaux comme ceux d’un musée imaginaire d’anatomie pathologique, des êtres aberrants bousculant les classifications affectionnées par le vocabulaire rigide et monovalent de la doxa. « On reconnait quelque chose de soi, on ne sait même pas d’ailleurs si c’est de soi, mais on ne peut pas le nommer. Et ça inquiète, ça intrigue (…) C’est un organique qu’on ne peut pas nommer non plus (…) C’est vraiment ça que j’ai envie d’exprimer, en fait, c’est ça, ce non-exprimable, justement »(6). Plus simplement, ces êtres sont aussi des organismes qui ont intégré les stratégies du vivant déployées pour maintenir sa survie, tel que le don de mimétisme que nous rencontrons partout dans la nature : mimer pour se reproduire telle l’orchidée imitant le dessin, les couleurs et l’odeur de l’abeille afin d’être pollinisée, ou encore mimer pour se cacher comme le phasme pastichant la forme jusqu’aux nervures de la feuille de l’arbre. À l’égard des sculptures de Catherine Geoffray, le mimétisme est sans doute moins éloquent que le mystère de la métamorphose, ou les secrets de la transmutation comme si l’artiste intuitivement se laissait aller à créer des êtres en devenir, se déployant dans «  certaines franges de la vraisemblance, à équidistance entre le naturel et le surnaturel, dans la zone grise entre le réel et l’imaginaire »(7). Par ailleurs, dans notre époque héritée notamment des impacts d’Hiroshima ou de Tchernobyl, dans notre monde tant sacrifié où les barrières entre les espèces sont devenues poreuses, dans ce monde de zoonoses avérées par le passage d’un pathogène de son réservoir animal à Homo Sapiens, les petits monstres de céramique de l’artiste sont presque fraternels. Ils résonnent avec les bizarreries zoologiques, les étrangetés minérales, les curiosités naturelles dont nous sommes devenus coutumiers.

Un élément remarquable de ce travail sculptural est sa multiplication sérielle et pléthorique, telle une pullulation à l’instar de la reproduction cellulaire. Cette propagation magnifique atteint les cinq cent pièces aujourd’hui et leur surface mate non émaillée m’évoque l’os. Devant l’installation de toutes les pièces posées au sol, nous sommes devant un extraordinaire ossuaire presque romanesque, devant le cimetière tragique de toutes les espèces disparues de la planète, devant le site archéologique de nos finitudes. Cette interprétation me regarde car l’artiste se défend clairement de toute intentionnalité. Elle ne fait que constituer sans projet prédéterminé, « les maillons d’une chaîne d’évolution » pour reprendre ces termes.

Le territoire flottant entre la réalité et l’imagination est également celui que nous retrouvons dans les rêves. Ce magma évolutif né de l’inconscient est la matière même de l’artiste spécifiquement dans ses dessins car elle écrit ses rêves presque tous les jours, dans une scansion régulière, un rituel en somme. Les êtres y sont aussi en mutation mais ils sont plus aisément identifiables, issus d’une grammaire lisible car ils racontent des récits, ils sont doués de parole pour susurrer les circonvolutions des rêves.

Un des aspects fondamentaux de la démarche de Camille Grosperrin est l’attente. Les attentes que nous procurent la vie sont rarement des états simples : incertitude, désir, crainte, impatience, colère, ennui s’y alternent, s’y entrelacent et s’y démêlent. Il me semble que tous ces états doivent être traversés par l’artiste pour qu’une de ses œuvres puisse advenir. D’ailleurs dans ses moyens métrages oscillant entre la fiction et le documentaire de manière très subtile, nous percevons des lieux, des personnes ou des circonstances qui tous ont l’apparence d’être simples, fluides alors que la mise en œuvre de chaque instant du film a été le fruit d’un processus complexe. Nous regardons les images comme des effluves mélodieuses et limpides, comme des évidences, alors qu’elles sont des métonymies, la partie visible de tout un iceberg. Car l’artiste convoque toujours l’étirement du temps. Elle collectionne des histoires dans des lectures résonnantes, dans des contes et des mythes lointains, dans des paroles récoltées — autant celles des morts que des vivants –, et elle les note dans des myriades de carnets dans lesquels se glissent des croquis en devenir entre les moissons narratives et des dessins. Ces multiples carnets deviennent des sortes de planétariums, des constellations écrites, réelles et imaginaires, des rhizomes dans lesquels s’insinuent des éléments autobiographiques qui demeureront dans la sphère discrète du secret. De ce travail arachnéen, l’artiste retient le plus souvent des détails, des instants « délicats et ténus, où quelque chose semble sur le point de basculer »(8). Un texte d’elle me touche dans lequel on peut lire « Si on surveille sans s’arrêter, sans se reposer, si on guette, vraiment, si on attend avec les yeux et avec la main, alors c’est certain que quelque chose va finir par arriver ».

L’artiste semble animée par ce que Nathalie Sarraute nomme des tropismes, des présences silencieuses qui l’accompagnent toujours lorsqu’elle dessine, fabrique des céramiques, écrit, réalise des films : «  ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir »(9). L’artiste nous propose de basculer dans le merveilleux, souvent fascinée par un animal. Cette figure devient alors centrale dans toute l’œuvre, autant dans les films, dans les céramiques que dans les dessins à l’encre sur papier, d’une méticulosité patiente et magnifique. Chez elle, le dessin chaperonne toujours les différents projets d’écriture de films, il en constitue le liant tout au long de leur élaboration. Il est à la fois narratif, didactique et préparatoire.

Si au départ Camille Grosperrin est sculptrice, elle se concentre désormais sur la création de films dans lesquels apparaissent les objets qu’elle construit encore. Souvent les animaux domestiqués tels que le chien et le cheval ont des rôles déterminants. Dans The Pale Horse, le cheval Diablo est l’ange protecteur de Christian; un soir de beuverie, il le ramène chez lui ivre et inconscient. Au-delà de la très belle relation entre l’animal et l’homme, l’artiste aborde la figure de la « bête guide » que nous trouvons dans les voyages initiatiques de nombreux mythes. Dans Another love story, elle part du mythe d’Hercule mais se concentre sur son chien qui fait la découverte de la pourpre sur une plage.Dans le très nostalgique Diving Horses, le cheval Lightning est le rôle principal et pourtant nous le voyons presque exclusivement dans les yeux et les mots des personnages qui gravitent autour lui. Car tout comme le parc d’attraction Magic Forest Park qui va fermer ses portes, le vieil animal va mourir bientôt.

L’artiste reste avant tout sensible à tous les instants qui vacillent avant de disparaître. Je n’oublie jamais que pour son diplôme, elle décida d’exposer les clichés d’une de ses installations, car elle les trouvait plus puissants que l’œuvre elle-même. Cette série photographique s’intitule Ghosts, (Fantômes).

Pascal Teffo pratique le dessin, la peinture, la gravure, l’installation et la photographie. Tout son univers est imprégné d’une notion plurielle : le paysage et tous ses territoires inconstants, parfois donnés en pâture. En construisant une sorte d’état des lieux poétique de la nature, l’artiste pose avec humilité la question de la place de l’homme dans l’univers. Il interroge l’horizon non pas pour les perspectives d’un avenir mais plutôt en résonance à une pratique littéraire qui s’opposerait à la « clôture » d’un texte. L’artiste est mu par la possibilité d’une multiplicité de sens, vers un horizon ouvert qui renvoie non seulement à un espace du dehors, mais aussi à un espace plus intérieur, plus intime. Il y a là un rapport au monde fondamentalement phénoménologique où le corps est à la fois voyant et visible, où le corps est au nombre des choses du monde, ni plus, ni moins, faits de la même étoffe. « La nature est à l’intérieur », dit Cézanne. La lumière ondoyante, la teinte troublée par la chevelure du vent, la profondeur du paysage devant nous, éveillent un écho dans notre corps. Et ce sont ces impressions que l’artiste tente de retranscrire dans son travail, en proposant autant de cartographies irréelles que de géographies plausibles. Une poétique de l’espace.

Il y a chez cet artiste une inclinaison naturaliste, plus rêveuse que scientifique car « la science manipule les choses et renonce à les habiter »(10). Son œuvre polymorphe est irriguée de formes évoquant des éléments de botanique, de minéralogie, ainsi que d’astrologie. Il explore avec passion les nouvelles géographies, et dessine des cosmographies imaginaires. Il avance en s’égarant, il fouille sans classifier. Il scrute les mouvements même infimes de sa posture au monde en laissant une large place à l’errance. « C’est mon esprit qui suit ma main »(11). Le travail n’est pas abstrait, c’est un travail figuratif libre qui tente de s’approcher de multiples perceptions amalgamées et d’en faire une composition.

Par là même, l’artiste est un promeneur assidu et un contemplatif réservé. Il observe le passage des nuages et leurs pareidolies, le ressac apaisant de l’océan, la lumière qui décline sur les escarpements, le relief changeant des chemins. Pascal Teffo est breton, et il a préservé avec tendresse un lien très fort avec les paysages de son enfance. Son pays d’origine transparait dans sa pratique à travers la présence récurrente de l’eau et de la couleur bleu, et notamment une pratique rituelle de dessins in situ devant les roches d’un village dans la lumière du soir. Il crée aussi des installations, qu’il met en place sur les plages des côtes d’Armor – comme une réminiscence du Land Art.

Juliette Fontaine, Aubervilliers, avril 2021

(1) Jean-Luc Nancy, Le plaisir au dessin, Catalogue d’exposition, Musée des Beaux Arts de Lyon, 2007

(2) Jean-Christophe Bailly, L’Atelier infini, Paris, Hazan, 2007

(3) Titre du livre de Jean-Christophe Bailly, Le visible est le caché, Paris, Le Promeneur, Musée de la Chasse et de la Nature, 2009

(4) Jean-Christophe Bailly, Le visible est le caché, Paris, Le Promeneur, Musée de la Chasse et de la Nature, 2009

(5) Gilles Deleuze, Le pli, Leibiz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988

(6) Catherine Geoffray, entretien téléphonique avec Léon Myckrine, Paris, avril 2020

(7) Laetitia Chauvin, texte de l’exposition Mémoires fertiles, Progress Gallery, Paris, 2019

(8) Camille Grosperrin, texte de présentation de son travail

(9) Nathalie Sarraute, Tropismes, Paris, Minuit, 1957

(10) Merleau-Ponty, L’Oeil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964

(11) Pascal Teffo, propos tenus dans son atelier lors de ma dernière visite, mars 2020

Image : Camille Grosperrin, Diving Horses, vidéo HD, 60 min, 2020

Les Assises du monde

Texte du catalogue de l’exposition solo de Bruno Gadenne, Agence Andersen & Associés, Luxembourg, 2018

Bruno Gadenne est un globe trotter, un voyageur. Il est mu par le désir puissant d’aller expérimenter et vérifier la beauté du monde. Celle des paysages primordiaux, de la jungle, de la forêt primaire et d’autres terres lointaines. Une attitude romantique contemporaine dans laquelle il accumule, sur des carnets de croquis et dans sa mémoire, des réminiscences et les « rêveries d’un promeneur solitaire »(1) qu’il ramène à l’atelier. Ces paysages qui ont été traversés par le corps du peintre sont retranscrits sur la toile à partir de photographies prises par lui-même et retravaillées sur ordinateur. Le traitement des images crée une subtile déformation de la lumière, une étrangeté alliée à un émerveillement qui demeure intact.

Au regard du geste de cet artiste, émerveillement et attitude romantique sont à prendre à notre époque au sens le plus fin des termes. Au XIXe siècle, si on a beaucoup dit – à juste titre – que le romantisme était une réaction contre le classicisme, une autocritique de la modernité et du triomphe de la rationalité, ou encore une lutte contre un désenchantement du monde et une perte de son sens métaphysique, il fut bien plus que cela : une nouvelle vision du monde, absolument inédite. Détrôner l’homme et réhabiliter le paysage pour le mettre au centre du regard fut une révolution. Une révolution du regard bien entendu et, au-delà, de la question « qu’est-ce que voir? » qui se rejoue de manière cruciale dans une société où l’on voudrait de plus en plus restreindre notre champ de vision, et donc notre pensée. Peindre la nature, et celle non apprivoisée par l’homme, c’est donner forme à l’informe, à ce qui échappe, car le paysage déborde toujours du cadre du tableau et prolonge la vision en lui restituant de la liberté.

Le paysage éveille en nous des émotions multiples. Il peut nous émouvoir aux larmes en nous saisissant jusqu’à la gorge, ou renouer aux sources insoupçonnées de notre enfance avec ses joies irrépressibles. Se faisant écho à la dichotomie kantienne, le premier est l’expérience du sublime, un émerveillement presque béant mêlé d’une certaine crainte de l’illimité, de l’inconnu. Le second est celle de la beauté, éveillant une profonde gaîté bénigne. « La nuit est sublime, le jour est beau »(2). Devant un paysage de la main de ce jeune peintre, nous sommes assurément du côté du sublime, même dans l’éclat d’une lumière du jour.

Aucune abstraction dans ce travail, même s’il y a une distorsion ténue distillant une réalité troublée. C’est une philosophie initiale, réitérée et affermie qui veut que la peinture est à rendre compte de l’inséparabilité du monde et de l’apparence. Dans une toile de l’artiste, certains détails sont d’une précision inouïe, quasi hallucinée. À la vie silencieuse des magnifiques natures mortes de Chardin, j’appliquerais volontiers les propos de Diderot à beaucoup de paysages de Bruno Gadenne. « Ô Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile »(3).
Et parce que le processus de création n’est pas linéaire, toujours un apprentissage infini et un risque renouvelé, parfois le jeune peintre s’éloigne de ce réalisme vertigineux et s’aventure dans des gestes débridés. C’est le cas dans les toiles Cascade-Variation I, Cascade-variation VI et Feu I (4). La vitalité qui bruit dans les végétaux foisonnants hyper réalistes sont ici retranscrits dans la trace du geste même, dans un apport débordant du corps. D’un seul coup, l’érotisme effleurant devient matière de la peinture. Sans contradiction, c’est le début de la construction d’une passerelle entre un geste d’effleurement sensuel et celui d’une organicité plus brute, un élément d’une écriture picturale qui s’inaugure peut-être.

La nuit est essentielle dans de nombreuses toiles. Du côté de L’Autre versant, avec Les Idoles (5). Les teintes ombreuses ne sont ni taciturnes, ni bilieuses : un tantinet saturniennes, elles viennent de l’envers du ciel, elles sont d’un avant-monde. Dans l’érudition des ténèbres, l’artiste crée des lumières transgressives à l’heure du loup. Dans une dilution du visible – propre à la nuit – il apporte un geste révélateur mais irrésolu qui laisse place au regard de l’altérité, un surgissement de formes non closes. Une vision multiple de sens. Une utopie.

Et parfois la nuit brûle (6). Mais aussi l’aube, ou le crépuscule, les chemins de traverse de la nuit (7). Nue, la nuit se mue en feu. Confident de la foudre, l’incendie se gonfle et rompt d’avance l’éclat du soleil à venir. Il est une incision du temps et une nouvelle sente ouverte. On le garde à distance car il est dangereux, une « menace » (8). Il semble d’emblée dévisager clairement toute l’inquiétude sourde que nous ressentions dans la nuit de la forêt épaisse. Dans le seul fait de la nuit, il y a cet écart, ce léger mais profond « feulement d’inconnu » (9). On ripe à la surface d’un monde altéré, empli d’inquiétudes irrationnelles, « de mouvements effarés » (10).

Quand un animal surgit dans ce drôle de silence, son apparition est d’une beauté archaïque, un saisissement comme la force de l’image d’un rêve. L’animal est dans sa nuit, et nous sommes dans notre nuit, nous y sommes l’un et l’autre. Dans cette émergence magnifique, nous renouons avec une appartenance à la nature qui nous a rendu au monde mais que nous avions rangé dans un des tiroirs reculés de notre mémoire. À mes yeux, les représentations de la jungle évoquent l’atmosphère du film Tropical Malady du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, dans lequel une légende ancestrale est contée : au cœur d’une forêt touffue et inquiétante, un homme peut être transformé en un fauve. Devant une toile de Bruno Gadenne, tout en glissant à la lisière d’un monde métamorphosé, nous sommes à l’affut d’une apparition. L’élégante bestialité de ses paysages leur confère un caractère hors du temps. Dans ces lieux indéterminés, non dénués d’un érotisme pudique, un équilibre se joue entre l’intensité des noirs et la révélation d’un foisonnement incroyable de détails. Le proche se diffuse avec le lointain et le lointain fait vibrer le proche.

Nous sommes devant un monde primitif, devant des terres encore non colonisées et avilies par l’homme. La végétation est exubérante, la forêt est pleine de bêtes, elle est habitée de sa sauvagerie et parturiente de son innocence première. On entend les cris des singes et d’autres animaux presque méconnaissables, on imagine les pas sourds d’un grand félin, on sent la fragrance des multiples essences. La peur de l’homme y est prégnante. Ce dernier a conscience que chacun de ses déplacements a une incidence sur ce qui l’entoure. Quelle merveille ! Nous sommes à nouveau nus comme la plupart des rares figures des toiles de l’artiste. Dans un plaisir inavoué, nous devenons un élément constitutif de la poésie du panorama. Si nous avançons dans le tableau, nous entrons dans la forêt rejoindre les bêtes, nous entrons dans l’excavation de la grotte, nous nous enfonçons dans les plis denses de la jungle, nous nous baignons dans la chevelure glacée du torrent, nous brûlons dans l’incendie, nous disparaissons dans la sensualité du site.

Le paysage est indissociable du devenir, souvent représenté par la ligne visible de l’horizon. Là d’une autre manière, la structuration du paysage ne se fait pas par l’horizon, tout particulièrement lorsque nous nous enforestons (11). Cette jonction du sol et de l’azur est derrière, cachée, enfouie, en perspective indiscernable. Si cette dernière est aussi ce qui se dérobe à la vue du sujet, si elle est ce qu’il y a au-delà, la texture végétale est ici totalement immersive, enrobante, voire frontale (12). Dans cette luxuriance, nous sommes sur la lisière où la terre demeure intouchée du ciel.

Juliette Fontaine, 2018

(1) Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d’un promeneur solitaire, ed. Livre de Poche, 1782
(2) Emmanuel Kant, traité sur le sublime et le beau intitulé Critique du jugement, Librairie philosophique de Ladrange, 1846
(3) Denis Diderot, à propos de Jean Siméon Chardin, salon de 1763
(4) Bruno Gadenne, Cascade-Variation I et Cascade-Variation VI, huile sur toile, 50 x 60 cm, 2016 / Feu I, huile sur toile, 40 x 60 cm, 2017
(5) Bruno Gadenne, L’Autre versant, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2015 / Les Idoles, huile sur toile, 130 x 162 cm, 2016
(6) Bruno Gadenne, Incendie II, huile sur toile, 100 x 150 cm, 2017
(7) Bruno Gadenne, Les Soldats blancs, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2017
(8) Bruno Gadenne, La Menace, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2017
(9) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, ed. Bayard 2007
(10) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, ed. Bayard 2007
(11) S’Enforester est le terme choisi par Bruno Gadenne pour le titre d’un ensemble de toiles récentes
(12) Bruno Gadenne, Les Rapides, aquarelle, 29 x 39 cm, 2017 / Les Troncs blancs, huile sur toile, 110 x 140 cm, 2017

Image : Bruno Gadenne, Les Flots, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2016

Le Silence est d’or

Exposition collective avec Virginie Descamps, Irina Rotaru et Gabrielle Wambaugh, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars 2017, Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.

« Le silence réalise, en brisant le silence, ce que le silence voulait et n’altérait pas. » Maurice Merleau-Ponty

« C’est le moment où le silence est si grand que tout peut arriver. » J. M. G. Le Clézio

Le Silence est d’or. L’œuvre d’art ne délivre pas un sens à la manière des messages que l’on échange en communiquant par le langage. Elle n’a pas prioritairement une fonction de communication car cela supposerait qu’il faudrait comprendre une œuvre pour la recevoir et l’apprécier. Ce n’est pas le cas.

Le titre de cette exposition Le Silence est d’or n’est bien entendu pas littéral, mais déjà donne sens par l’aridité ronde de sa forme poétique : une ligne japonaise, un haïku (inachevé). Il ne s’agit pas d’évaluer la présence du silence dans les œuvres des trois artistes exposées, mais peut-être plutôt l’amplitude de leur rigueur toute voluptueuse qui les sous tend et en affecte l’évidence de la représentation qu’elles proposent. Et en effet que représentent-elles ? De l’espace ? Du temps ? Des corps ? De l’organique ? De l’animal ? Du végétal ? Du minéral ? De l’objet ? En fait, des agencements possibles de ces univers différents et qui les rendent intimement liés. Elles sont surtout des matières de la pensée en mouvement. Elles créent des espaces d’expériences sensibles multiples qui nous désorientent et nous ravissent dans leur duplicité de sens.

Les œuvres de Virginie Descamps, d’Irina Rotaru et de Gabrielle Wambaugh flirtent avec les limites de la représentation, elles sont ambivalentes. Si elles ne sont pas bavardes, c’est qu’elles donnent à voir des interstices : lieux de ce qui reste sous-jacent, mezzo voce, de ce qui va surgir, on ne sait pas quand, ni par quels détours. C’est cette tension qu’elles mettent en œuvre, chacune dans leur singularité, c’est ce fil tendu qui les mettent dans une résonance vibrante tout en étant charnelle avec le monde. Ces œuvres ne délivrent pas de message mais elles augurent, présagent, tracent, révèlent peut-être mais dans l’infime, le creux, le hiatus, le pore, sans jamais informer, dénoncer et encore moins prouver. Elles se renouvellent librement et à fleur de peau dans la réception dont elles sont l’objet.

Si elles ont des univers chacune très singuliers, ces artistes partagent toutes les trois une intelligence de l’assemblage des formes et-ou des matériaux. Il me semble qu’elles travaillent avec la question de l’agencement dans un espace, de l’écriture d’un territoire qui pourrait être habité par un montage de forme entre elles. De fait, devant les œuvres de ces femmes, nous sommes devant notre propre altérité. Nous sommes invités à la possibilité d’une rencontre. Leur sensualité nous accueillant toujours.

Virginie Descamps est une glaneuse de formes puisées dans notre « biotope » urbain et quotidien. Elle a une prédilection pour les matériaux ordinaires, souvent fragiles, en opérant un détournement flirtant avec l’esprit surréaliste, mais ce n’est qu’un flirt : le détournement s’opère non pas exclusivement dans leur fonction mais dans leur confection avec des matières artisanales, et par là-même nobles dans leur savoir-faire (glaçure sur céramique, grès émaillé, porcelaine…), alliées à des matières industrielles (mastic, silicone, pâte à modeler, latex…). Le résultat propose des objets hybrides qui déstabilisent la lecture de l’espace dans lequel ils sont disposés.

Irina Rotaru est méthodique et libre. À l’instar de la pensée Oulipienne, chez elle la contrainte ouvre un vaste champ des possibles. Je pense à ces grands dessins récents que j’ai vu il y a peu dans son atelier. Sur ces grands formats (à sa taille, peut-être plus grands qu’elle), sur papiers artisanaux japonais, sublimes dans leur trame sensuelle et délicate (comme une peau humaine), elle agence des grandes formes dessinées d’une seule traite sans décoller le crayon de la surface du support, puis elle les « remplie » aux crayons de couleurs. Devant ces œuvres, on ressent physiquement l’effort de l’application du crayon, de la main, du poignet, du bras, et de la totalité du corps, tendus dans ce geste constant et régulier pour créer une uniformité des aplats des couleurs la plus parfaite possible.

Gabrielle Wambaugh dit dans un entretien qu’elle « bidouille ». Grande humilité. Elle assemble des matériaux en fonctionnant par ricochets. Elle construit des sculptures parfois à très grande échelle (6 mètres) et elle les construit seule. Mais elle n’est pas dans une dynamique performative ou sportive, c’est l’énergie du corps qui donne forme. Elle est sculpteur avant tout. Dans une lignée historique (le colosse frondeur Auguste Rodin, l’artisan spirituel Constantin Brancusi), elle les bouscule d’un revers de main tout en ayant sensiblement appris d’eux.

Chapeau bas à ses trois araignées travailleuses. Il est vrai que j’aime profondément les œuvres de Louise Bourgeois, et si je convoque l’animal araignée en une métaphore filée (ça tombe bien), j’en tire le fil car il me semble que ces trois femmes artistes ont à voir avec cette grande artiste visionnaire. Dans leur liberté. Dans leur liberté de femme artiste où se pose toujours la question insoluble, mais sensible, de la conception d’une œuvre faite par une femme. Conception soit disant très différente des œuvres faites par les hommes. Je n’ai pas de réponse évidente et je crois que c’est sans gravité. La question demeure toutefois essentielle.

Regardons les œuvres de ces artistes femmes. Chacune nous donne un lieu d’accueil. Et bien au-delà d’un ventre.

Juliette Fontaine, janvier 2017

Image : Virginie Descamps, Trébuchet, vue d’exposition, 2017

L’Évidence de la nuit

Exposition collective avec Bruno Gadenne, Vassilis Salpistis et Juliette Vivier, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars 2018,Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.

« … des ténèbres, d’épaisses ténèbres, recouvrent la terre, maculent le ciel, investissent notre dedans. Et tout aussi brusquement une lumière tombe qui dissipe cette prévarication nocturne, la ramène à rien, l’humilie presque (…). Les clartés de l’obscur, l’offrande d’un ajour, minceur de la plus haute nuit. » Yves Peyré

« Le noir c’est la reine des couleurs ! » Auguste Renoir

L’Évidence de la nuit évoque en premier lieu le paysage. Les tréfonds du paysage, et peut-être même ceux des êtres qui le traversent, qui s’y cachent ou émergent de ses plis. Son intimité indicible. Son énigme. Si la nuit fait songer naturellement au ciel, son immensité, avec les songes qu’elle convoque, la nuit est ici autant la terre, la forêt, le jardin, le sol lunaire, la grotte, la clairière déflorée, l’épaisseur vaporeuse des nuages, le chant de la source d’eau, le silence des pierres et des végétaux. Le silence habile des bêtes. Le silence de la déambulation des hommes. Elles sont pourtant rares ces présences humaines dans ces « paysages avec figures absentes » (1). Toutes les formes paraissent sortir de l’ombre. Elles vibrent. Comme des fantômes. Comme des âmes incrustées dans la vacance de l’horizon.

Si, comme le proposait Gilles Deleuze, il faut parfois « délirer le monde » pour le comprendre, souvent le paysage se rêve tout en le foulant. Il y a une contemplation rêveuse et errante du paysage et de ses formes. En les traversant, nous faisons une expérience de nous-mêmes en nous absentant de nous-mêmes. Dans nos promenades, les espaces du dedans et de dehors, réfléchis en miroir, conduisent à une jubilation reposante qui nous ramènent à des images profondes et immémoriales. Dans la poétique de la rêverie bachelardienne, la valeur onirique d’un paysage vient d’abord de la matière substantielle qui l’habite. « On ne rêve pas profondément avec des paysages. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières » (2). La terre est l’élément le plus immédiat, le plus proche, le plus familier de notre expérience humaine, dont nous faisons l’expérience spontanément dès que nous prenons conscience de la pesanteur de notre corps propre. Dans le prolongement du sol, nous devenons en consonance, en syntonie avec la nature dans sa multitude, faune, flore, minéraux, et au-delà avec le cosmos.

La nuit désigne un milieu qui inspire la pensée, mais elle est aussi simplement le noir dans la peinture, dans la palette du peintre, dans l’encre du graveur. Dans la pratique de la gravure, il est incontournable, une évidence, c’est sa matière même. Parfois il est « la manière noire », procédé en taille douce. Dans la peinture, le noir est plus problématique, parfois dialectique. Il n’est pas une couleur au départ. Il peut ternir rapidement les teintes. Ce sont les « couleurs patates » d’un Van Gogh qui dans sa correspondance avec son frère Théo écrit que le noir n’existe pas dans la nature. Chez un Édouard Manet, les noirs dévorent la toile, coulent en drapé de lave. Dans certains tableaux de Diego Velasquez, il est un creux, un trou qui crée le volume de la lumière elle-même. Chez un Francesco de Goya, il figure le présage sombre de la nature humaine. Jusque dans une attitude radicale plus contemporaine de Pierre Soulages où les différents traitements du noir révèlent sa propre lumière interne, d’une matière à la fois organique dans son épaisseur et lisse, infra-mince.

Les teintes ombreuses de Bruno Gadenne, de Vassilis Salpistis et de Juliette Vivier ne sont ni taciturnes, ni bilieuses : un tantinet saturniennes, elles viennent de l’envers du ciel, elles sont d’un avant-monde. D’une organicité personnelle. Bruno Gadenne crée des lumières transgressives à l’heure du loup, Vassilis Salpistis creuse à même la nuit dans un vertige de prestidigitateur, Juliette Vivier la refaçonne en mailles stratifiées et dessinées entre l’ivoire et l’ébène, avec des nuances de gris magnifiques.

Aucune abstraction chez ces trois artistes, même s’il y a une distorsion de la réalité. C’est une philosophie initiale et partagée, réitérée et affermie qui veut que la peinture ou la gravure est à rendre compte de l’inséparabilité du monde et de l’apparence. Dans une dilution du visible – propre à la nuit – chacun apporte un geste révélateur mais irrésolu qui laisse place au regard de l’altérité, un surgissement de formes non closes. Une vision multiple de sens. Une utopie.

Bruno Gadenne est un globe trotter, un voyageur. Il est mu par le désir puissant d’aller expérimenter et vérifier la beauté du monde. Celle des paysages primordiaux, de la jungle, de la forêt primaire et d’autres terres lointaines. Une attitude romantique contemporaine dans laquelle il accumule, sur des carnets de croquis et dans sa mémoire, des réminiscences et les « rêveries d’un promeneur solitaire » (3) qu’il ramène à l’atelier. Ces paysages qui ont été traversés par le corps du peintre sont retranscrits sur la toile à partir de photographies prises par lui-même et retravaillées sur ordinateur. Le traitement des images crée une subtile déformation de la lumière, un trouble, une étrangeté alliée à un émerveillement qui demeure intact.

À mes yeux, ses représentations de la jungle évoquent l’atmosphère du film Tropical Malady du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, dans lequel une légende ancestrale est contée : au cœur d’une forêt luxuriante et inquiétante, un homme peut-être transformé en un fauve. Devant une toile de Bruno Gadenne, tout en glissant à la lisière d’un monde métamorphosé, nous sommes à l’affut d’une apparition. La sauvagerie de ses paysages leur confère un caractère hors du temps. Dans ces lieux indéterminés, non dénués d’un érotisme pudique, un équilibre se joue entre l’intensité des noirs et la révélation d’un foisonnement incroyable de détails. Le proche se diffuse avec le lointain et le lointain fait vibrer le proche.

Vassilis Salpistis ruse avec la représentation. Le tableau est une illusion du paysage ce qui n’exclue aucunement sa grande sensualité. Bien plus que de chercher à montrer ce que l’on voit, le peintre nous propose la représentation d’une idée du monde. Le peintre crée une brèche dans la ressemblance qui la lézarde, une perte des limites des formes et permet au regard du spectateur de terminer le tableau. Loin d’un déficit de la vision, il donne de la liberté au regard.

Cette brèche est d’emblée présente dans le geste de l’artiste, dans sa manière de travailler. Vassilis Salpistis procède par superpositions de couches, puis par excavation de la matière. Dans un acte quasi archéologique, il la fouille, il la creuse, la retire pour rendre visible ce qui est enfouit sous elle. Les techniques utilisées sont parfois surprenantes et pourraient paraître inadaptées, comme l’utilisation du fusain ou de la craie grasse sur la toile. Ces matériaux inhabituels deviennent difficiles à travailler. « J’aime que les matières me résistent » dit-il. En arpentant les forêts de Chantilly et de Fontainebleau, en allant dessiner la jungle dans les serres du Jardin des Plantes, le peintre démontre une prédilection pour des paysages à proximité de son environnement et apprivoisés, construits par l’homme. Le paysage n’est pas la Nature. Par là même, cette posture questionne de manière radicale et fine, ce qu’est le paysage aujourd’hui.

Juliette Vivier est dans la recherche impérieuse d’une adéquation entre le fond et la forme. Ses compositions d’une grande puissance bâtissent des mondes scrupuleux de réalisme pour de suite s’en émanciper. Elle s’en libère en créant du chaos d’une ordonnance singulière dans un paysage organisé, en imaginant des lieux hors du monde. S’ils sont indéterminés, ils sont toujours réalisés avec une précision vertigineuse. Un travail d’orfèvre façonné avec l’humilité d’une artisane mais qui demeure ambitieux dans la complexité de ce savoir-faire. Il y a dans son travail une narration sourde, discrète qui pourtant ne raconte aucune histoire mais révèle la poétique d’un paysage à entrées multiples, ouvert. Un paysage « millefeuille » pour reprendre ses propres mots, à plusieurs strates géologiques dont elle fait une fouille patiente.

Juliette Vivier est dessinatrice et graveuse. Pour autant, elle travaille aussi avec des outils informatiques et introduit une contemporanéité incontestable dans son travail. Elle crée des paysages improbables à partir de logiciels Open Source, tantôt d’animation 3D, tantôt basés sur des algorithmes fractales ou encore utilisés pour faire des statistiques. La gravure chez elle n’est donc pas une fin en soi mais une étape du travail. En passant par le virtuel, ses territoires restent toujours très affectueusement attachés au paysage naturel, autant dans ses gravures que dans ses dessins où un nuage atomique se meut en ramure d’arbre.

Juliette Fontaine, janvier 2028

(1) Philippe Jacottet, Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970
(2) Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, Corti, 1942-1971
(3) Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d’un promeneur solitaire, Livre de Poche, 1782

Image : Bruno Gadenne, Les Flots, 2016 et Vassilis Salpistis, Le Sentier des carriers, 2013, vue d’exposition, 2017

Life on Mars

Exposition collective avec Benjamin L. Aman, Marion Auburtin, Alexandre & Florentine Lamarche-Ovize et Bettina Samson, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars 2019, Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.

« Territoire, définition : nom masculin. Sens 1 : Étendue de terre occupée par un groupe d’humains. Sens 2 : Étendue de terre qui dépend d’un État, d’une juridiction ou d’une collectivité locale. Sens 3 : Zone occupée par un animal qu’il défend contre ses rivaux potentiels. » (Larousse)

« Un homme ne serait pas intelligent s’il ne croyait pas les mondes habités. Il faut être un sot, un crétin, un idiot, une brute, pour supposer que les milliards d’univers brillent et tournent uniquement pour amuser et étonner l’homme, cet insecte imbécile, pour ne pas comprendre que la terre n’est rien qu’une poussière invisible dans la poussière des mondes, que notre système tout entier n’est rien que quelques molécules de vie sidérale qui mourront bientôt. » L’homme de Mars, Guy de Maupassant

Life on Mars (1). Pour le titre de cette nouvelle exposition au Centre d’Arts plastiques d’Aubervilliers, le point d’interrogation de la chanson de David Bowie a été retiré. Il n’est pas interrogatif, non pas parce que nous avons des réponses, mais plutôt parce que nous restons ouverts à leurs potentialités multiples. Les artistes réunis ici partagent très clairement un goût prononcé pour l’alternative, l’hypothèse, le risque d’une éventuelle inexactitude, voire d’une erreur. À moins que ce ne soit aussi l’accueil toujours possible d’une certaine errance, avec parfois les figures équilibristes et les acrobaties contorsionnistes du paradoxe.

Ainsi, nous sommes loin de la chanson londonienne, des lueurs sinistres et mélancoliques du monde de « la fille aux cheveux ternes » (2) cherchant une image qui lui ressemble dans le reflet de son impérieuse solitude. Et qui pour ne pas se consumer, ouvre un horizon radical, rêvant silencieusement d’une possibilité d’existence sur Mars. Il y a toutefois au départ une conjonction conceptuelle, assez hasardeuse et finalement poétique, entre le titre Life on Mars ? du magnifique album Hunky Dory, et le troisième mois du calendrier – parfois emprunt de superstition car nommé « le mois des génies et des fous » – cette saison annonçant tout à la fois l’aventure excitante d’une nouvelle exposition et les promesses scintillantes du printemps.

Cette exposition n’a pas de thématique, ni de fil rouge à proprement parler. Elle ne regroupe pas des artistes autour de la tellurique planète rouge et de tous les fantasmes qu’elle suppose tels que sa colonisation, ou ses hypothétiques habitants aux yeux écarquillés, aux paupières décousues. Parfois, dans les œuvres des artistes choisis, apparaissent des présences, des étrangetés, des fantômes, des esquisses d’utopies, des références à la science-fiction, des objets dont l’improbabilité serait digne de la non-fonctionnalité de la tasse de thé du Lièvre de Mars dans Lewis Carroll (3). On y trouve même des images récentes de la NASA. Mais on ne trouvera aucune nouvelle interprétation de la conquête spatiale inaugurée par Jules Verne (4) et incarnée dans La Guerre des mondes (5). Aucun monstre entomologique, aucun reptilien luminescent, aucun être repoussant doté d’une tête démesurée et de tentacules, aucun petit bonhomme vert grisâtre. Aucun alien. Peut-être quelques mutants.

L’axe partagé ici est très clairement la notion de territoire, et en particulier celui de la Maladrerie. Tous les artistes ont leur atelier dans le quartier. Le match est à domicile. Chaque artiste s’avance avec une nette singularité à mettre en regard avec celle de l’autre, voire de la mettre en tension dans un même espace d’exposition. Dès le départ, le choix du CAPA de créer des expositions en appartement est un défi qui questionne en soi ce que peut-être une exposition. À l’aune de cette démarche, l’expérience que constitue Life on Mars est d’autant plus expérimentale du point de vue de son montage, que les univers de chacun des cinq artistes sont assez différents. Si on doit faire émerger un autre point commun entre eux, c’est l’amitié qu’ils se portent. Ce qui pourrait sembler anecdotique mais qui ne l’est sûrement pas quand il s’agit de s’exposer dans un même lieu avec des originalités si fortement dessinées, et de questionner peut-être, par là même, l’altérité.

Devant un dessin de Benjamin L. Aman, nous sommes devant une impossible mesure du temps de la nuit, de la sorgue – qui désignait la nuit dans l’argot des paysans au Moyen-Âge – voire des ténèbres. Nous sommes au bord de la falaise dans la nuit tombante, à moins que ce ne soit au moment des premières lueurs du jour. Enveloppés dans le voile du crépuscule ou dans celui des fantômes de l’aube (6). Nous sommes devant l’extension infinie d’un horizon qui vacille à peine, dans une vibration constante et indéterminée entre l’apparition et la disparition. Entre l’avènement du jour et son tarissement. La possibilité ténue de l’espace d’un paysage se maintient dans le dépeuplement du temps.

Une lumière du noir ou une matière noire. Dans une posture minimaliste et délicate que je rapprocherais volontiers d’un Robert Ryman, la lumière, sa présence, et même plutôt son immanence est une question centrale dans le travail de l’artiste, dans sa pratique du dessin et de ses installations. Cette matière noire et toutes les subtilités de ses nuances, parfois alliée à une autre couleur tout aussi vibratile, comme un bleu océanique profond, cette matière reste aérienne malgré sa tourbe, sa teinte de terre volcanique. Elle bruit incontestablement au contact de la lumière naturelle. Noir velouté, le pastel. Noir soyeux légèrement métallique, le graphite. La sensualité caverneuse de ces deux matériaux de prédilection de Benjamin L. Aman éveille une irrésistible métaphore de la très peu lumineuse constellation, la Chevelure de Bérénice.

Il n’y a pas d’image stabilisée dans une apparence. Il n’y a pas d’image chevillée au support du papier. Et pourtant, je ne suis pas devant le vide, mais dans une relation intime qui se tisse avec ces horizons. Une image peut émerger au bout de la Falaise ou au-delà, ne serait-ce que mes propres visions intérieures. Dans ces espaces ouverts, que nous pouvons tout autant éprouver à l’écoute du travail sonore que dans une installation de l’artiste, s’augurent toutes sortes d’errances songeuses, méditatives, sans doute parce qu’ils aspirent à une sensation pure, une limite tendue entre le spectre de la lumière et la chute du temps.

Je postule pour une éventualité. Marion Auburtin croit aux fantômes. Non pas aux revenants désaxés, tout autant désarticulés que déments, sortis d’un film de George A. Romero. Pas du tout. Elle croit à des fantômes subtils, très ambivalents, assez doux sous leur cape d’invisibilité, qui pourraient flotter autour de la phrase vertigineuse d’Albert Einstein : « La distinction entre le passé, le présent et le futur n’est qu’une illusion, aussi tenace soit-elle ».

De de mon point de vue, les êtres qui habitent l’univers de l’artiste sont indubitablement lunaires. Ils sont nocturnes, féminins et parfois innocemment démoniaques. Plutoniens. Des méduses. Des sirènes. Des divinités de la mort. Pourquoi pas. Mais sans en avoir l’air, sans le vouloir. Elles sont dénuées de malignité et d’arrogance parce qu’elles ne souhaitent pas nous impressionner, ni nous effrayer, étant elles-mêmes peut-être le véhicule intraduisible de l’inconscient de l’artiste. Quelque fois, elles semblent se demander ce qu’elles font là, encadrées, entoilées, baignées d’huile inodore. Dans une aisance immobile, un peu contrainte, très inédite. Certaines ne se doutent pas qu’elles sont des passeuses vers le milieu inconnu de la vallée de la mort. Elles peuvent faire traverser la frontière à qui voudrait tenter de comprendre ce mystère fondamental. Elles restent silencieusement au bord de cette limite, parfois en nous tournant le dos. Et si elles avançaient vers le fond de la toile, nous aurions sans doute envie de les suivre pour les ramener à nous, comme la tentative magnifique et désespérée d’Orphée.

La beauté de la mort chez Marion Auburtin n’est pas tout à fait celle de Baudelaire. Pas assez moite. Pas assez pourrissante. Sous le pinceau incisif de l’artiste, les corps, même lorsqu’ils sont ouverts, restent lisses et délicatement parfumés. Devant les toiles Emma ou À fleur de peau, nous ne sommes pas devant la « charogne infâme », ni devant la « femme lubrique / Brûlante et suant les poisons »(7). Au contraire, nous sommes en présence d’une puissance naturaliste propre et raffinée, digne de l’Ange anatomique d’Agoty. Néanmoins, l’univers de l’artiste n’est pas radicalement lointain de l’esthétique de la laideur caractéristique du poète. Leurs deux démarches seraient difficilement concevables sans une fonction à mes yeux essentielle, celle de l’oxy­more. Le mal, la laideur ou la représentation de la mort n’ont pas une existence autonome mais ils sont intimement liés à leur opposée, la perfection néoplatonicienne de l’Idéal de la Beauté.

Alexandre & Florentine Lamarche-Ovize sont un couple. Ils n’ont pas le destin incontournable des oiseaux africains appelés les inséparables, et gardent chacun leur autonomie, leur libre arbitre. Mais ils sont un couple d’artistes, qui créent ensemble, qui vivent ensemble, qui s’aiment et qui ont fait trois très beaux enfants. C’est véridique, ce n’est pas un conte, et c’est énoncé sans la moindre ironie. C’est le socle du travail et d’un projet de vie. C’est une donnée absolument essentielle pour aller au cœur de leur démarche. Cette forme dialogique soulève constamment la question de l’échange en dépassant certaines contradictions, un art « du rebond »(8). Alexandre serait plutôt à son fait dans la composition. Il aime et sait agencer. Florentine est douée dans la finesse du dessin, dans la précision, dans le détail. On retrouve aussi cette dimension bicéphale dans leurs multiples registres de dessins, « qui vont du graffiti à l’image proche du réel et de sa représentation »(9). « C’est cette dualité qui fabrique la qualité » (10). Cette évolution au contact de l’autre a aussi sans doute émulé chez eux le goût d’un esprit collaboratif pour partager avec d’autres les points de vue et les savoir-faire : « on aime travailler avec les artistes, les artisans, les tourneurs, les potiers, les céramistes, les faïenciers » (11). Au fil des années d’expérience, en ajustant leur participation respective à la création d’une œuvre, ils développent l’importance des relations entre leurs pièces, à leur manière de dialoguer tout en préservant leur autonomie. C’est ainsi que se met en place et se déploie une narration, un continuum.

Dans la démarche de ces deux artistes, il y aurait une sorte de métaphysique athée de la présence. Leurs œuvres sont très immédiates, avec l’évidence sans fond des choses simples. Elles sont rationnelles, sans congédier la poésie, la fantaisie baroque ou l’humour. Les pièces sont enjouées sans être superficielles, libres et même risquées. Elles sont fertiles et inventives. Du côté des formes, les questions de Matisse semblent résonner, celle de la simplification, de la stylisation et de la couleur « avec une gamme à la fois maniériste et un peu sale » (12). Les Lamarche-Ovize peignent, dessinent, créent des volumes et des espaces. Ils préfèrent le terme « objet » à celui de « sculpture ». « Nous sommes bons à fabriquer des choses qui relèvent du domestique, à faire des échelles de l’ordre de l’objet, anti-monumentales, non-autoritaires »(13).

Elle ne produit pas d’images, jamais, mais préfère reconstituer l’invisible. « Créer en creux »(14). Bettina Samson réalise beaucoup de pièces ambivalentes entre la forme et l’informe, la structuration et l’entropie. Si elle se défend d’élaborer des images, elle se nourrit en revanche de nombreuses iconographies qui représentent un des socles de ses multiples recherches et de son langage plastique. Le contenu protéiforme de son travail est naturellement rhizomatique : dans la forme du schéma évolutionniste de Charles Darwin (15), représenté non pas comme un arbre généalogique et hiérarchique, mais comme une prolifération fragile et démocratique qui rend visibles les espèces vivantes tout autant que les espèces disparues. Finalement en s’appuyant sur la possibilité de filer la métaphore du fossile. Ses pièces puisent dans une documentation abondante d’éléments qui seront développés dans la plasticité d’une oeuvre, ou bien désertés, mis de côté pour réapparaître féconds plus tard, à un moment propice. Ces références sont des matières à repenser et non pas des citations. Ce travail de glaneuse, de chercheuse est assez beuysien (16) tant dans l’élargissement intellectuel de son champ que dans une démarche utopique d’œuvre totale. Ses références sont autant des faits scientifiques, ethnologiques, sociologiques ou anthropologiques.

La matérialité est axiale dans le travail de Bettina Samson, ainsi que la sensualité des matières dont elle pourra parfois faire éclore la densité érotique. Elle utilise surtout des matériaux inédits en les décalant de leur utilisation première ou habituelle. De cette distorsion, on peut distinguer un certain résiduel de la poétique solaire du surréalisme. Ce détournement de la matière crée avant tout de l’instabilité dans l’oeuvre. Une fragilité. La possibilité d’une inconstance. Dans cette beauté vacillante de l’incertitude, l’artiste tente de concrétiser ce qui reste très difficilement matérialisable : les phénomènes de la radioactivité, les empreintes lumineuses de l’uranium, les propriétés physiques de la lumière. Et ce passage de la matérialité du visible n’est jamais détaché de son frère jumeau inversé, l’invisible. Bettina Samson aime à traverser le miroir. Dans une logique similaire, l’artiste a la prédilection de fureter dans l’histoire humaine des civilisations et de révéler des recherches originelles qui n’ont pas pu se déployer car elles semblaient trop peu crédibles à leur époque. À nouveau rendre visible l’invisible.

Juliette Fontaine, janvier 2019


(1) David Bowie, Life on Mars ?, album Hunky Dory, 1971
(2) « The girl with the mousy hair » – David Bowie, Life on Mars ?, album Hunky Dory, 1971
(3) Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, 1865
(4) Jules Verne, De la Terre à la lune, 1865
(5) Herbert George Wells, La Guerre des mondes, 1898
(6) Benjamin L. Aman, Le long des falaises # 5, 2017, pastel sur papier, 30 x 42 cm
(7) Charles Baudelaire, « Une Charogne », Les Fleurs du mal, 1857
(8) Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize, dialogue avec Mathieu Mercier, Laurent Goumarre et William Morris, 2017
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Ibid.
(14) Bettina Samson, l’Atelier A, Arte, 2013
(15) Le schéma évolutionniste de C. Darwin (1809 – 1882) s’inspire de la forme naturelle des coraux
(16) Joseph Beuys, 1921 – 1986

Image : Marion Auburtin, Les Leurres, 2016, vue d’exposition, 2019

La Vie silencieuse

La Vie silencieuse exposition collective avec Harold Guérin Maude Maris, Kristina Shishkova et Stéphane Thidet, commissariat d’exposition Juliette Fontaine, mars-mai 2020, Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers.

La peinture et la sculpture parlent et pensent, mais en silence. Devant une peinture, nous sommes à un seuil où les mots se désemplissent de sens et s’assèchent, se creusent et peut-être disparaissent tout à fait. La pensée articulée se délite, se disloque, vacille. « La peinture n’a rien à voir avec la raison raisonnante ».(1) Si la poésie le fait déjà par sa fulgurance ou la dislocation de son langage, la peinture et la sculpture nous éloignent très radicalement du discours. Quand la poésie fissure l’éloquence, et quand le dessin, par le travail de la ligne se rapproche d’une écriture, la peinture et la sculpture, elles, deviennent un poème élargi, mais coi. Elles nous suspendent à leur seul étonnement, à leur infinie résonance. En acceptant cette éclipse du langage, nous séjournons alors dans l’intensité d’un désordre, dans le tumulte d’une interruption, d’une césure incertaine : celle du langage. Le régime des œuvres plastiques n’est pas discursif, mais relève de ce qui se tait et qui ne parle pas.

Cette nouvelle exposition au CAPA se place donc sous le signe du silence et, pourrait-on dire, de l’inquiétante douceur qu’il peut susciter par sa puissance. Elle est définitivement du côté de l’absence du langage ; les seuls sons de l’exposition proviennent d’une vidéo de Stéphane Thidet, Half Moon, sourdant les bruits nocturnes d’une nuit d’été à Saratoga. C’est aussi la seule œuvre où apparaissent des êtres vivants – des animaux. Car, se plaçant du côté des choses muettes, avec une prédominance minérale, cette exposition ne présente aucune figure humaine. En prenant le parti des choses (2), elle effleure ou aborde le genre de la nature morte, still life qui se traduit en anglais par vie immobile, signifie aussi dans un anglais moins usité une vie calme, une ambiguïté qui irrigue le titre de La Vie silencieuse.

Quand il ne fait pas de photographie à la chambre, Harold Guérin dessine sur du papier de verre ou avec de la poussière de terre frottée sur du papier. Aussi, il fabrique des objets à partir de matériaux issus de paysages qu’il a arpentés tels que le grès rose des Vosges ou des prélèvements de terre. Maude Maris conçoit en peinture des espaces artificiels à partir d’agencement d’objets qu’elle a créés dans son atelier et qu’elle photographie dans de petites mises en scène. Kristina Shishkova conçoit, souvent en grand format, des paysages à partir de la longue observation d’objets – notamment de pierres – et de contemplation de paysages dont la temporalité s’en trouve ainsi suspendue. Quand il ne crée pas d’installations, parfois de grande envergure mais toujours à l’échelle de l’espace dans lequel il intervient, Stéphane Thidet agence dans une poétique subtile des matériaux naturels avec des objets industriels. Dans leur rapport aux choses et dans leur pratique, ces quatre artistes reconsidèrent à leur manière la possibilité d’un réenchantement à partir d’extraits et de prélèvements du monde.

La démarche d’Harold Guérin est étroitement liée à sa déambulation dans les paysages. Il y a chez cet artiste un fil tendu entre exploration, observation et recherche. Le temps de la pensée se noue au temps de la promenade dans les courbes généreuses de la nature, la pensée s’ajustant au déplacement du corps dans ses multiples teintes et textures. De cette attitude qui semble énoncer les liens de l’homme avec le monde naturel, persiste peut-être une trace du Land Art. À l’instar d’une errance un tantinet élégiaque, la posture romantique est nourricière et inspirante. La nature demeure une égérie, et devient le corps et la matière même de l’œuvre. Le déploiement des pas sur le relief du monde éveille les rêves, peut-être même le désir de créer. Les chemins du paysage sillonné évoluent vers des mondes possibles malgré leurs modifications, leurs inéluctables mutations, leur vulnérabilité déterminée par les actions des hommes. L’artiste arpente les strates des paysages et dans cette approche contemplative, il élabore des idées, il dessine ce qui pourra advenir dans le processus de son travail, déployant souvent des travaux sériels qui pourraient être des sortes d’analogies de ces migrations. Les alluvions naturels s’agrègent aux assises de la pensée en développant à la fois des problématiques géologiques, géographiques, cartographiques, et plus en sourdine sans être négligées, des questions écologiques. Infusé de ses multiples marches, imprégné de silence, de lenteur et de solitude, le corps mettra bientôt en mouvement le geste qui insufflera l’œuvre à venir.

Si on trouve une dimension conceptuelle dans le travail d’Harold Guérin, il demeure d’une généreuse simplicité, d’une claire accessibilité. Il interroge sans présomption. Et il est avant tout poétique, ne serait-ce qu’en transmuant des objets en sculptures, estompant avec subtilité l’écart entre ces deux statuts. Ses Focus sont un exemple limpide de cette démarche. Il s’agit d’une série de téléobjectifs façonnés à l’aide de strates accumulées de différentes terres. Ils deviennent alors au delà de leur statut d’outil photographique, des échantillons du paysage tel des cylindres retirés du sol pour obtenir un prélèvement géologique. « Un parallèle formel est ainsi établi entre le processus de captation d’image photographique et la matérialité du paysage. »(3) Dans la série de ses dessins Frictions, la poussière de terres issue de différents sites frictionnée à la main sur du papier font apparaitre des schémas de phénomènes géologiques. « À leur tour, les couches sédimentaires de la croûte terrestre se brisent et se frottent les unes contre les autres ».(4) La pelle de l’œuvre To dig, dug, dug, arbore la noblesse magnifique de son matériau, le grès rose dont la douceur évoque la fragilité d’une peau infantile. Le statut d’objet est parfois détourné à la manière presque surréaliste, où l’objet usuel est promu à la dignité d’une œuvre d’art. L’artiste flirte avec l’âme duchampienne en l’abordant dans un miroir inversé. Ce qui est en effet important, c’est la reconstruction d’un objet avec un matériau choisi qui ne sera pas celui de l’objet ready-made. Un déplacement s’est opéré par un jeu (sérieux) d’appropriation.

D’emblée, le monde de Maude Maris est doux et harmonieux à mes yeux, comme l’occasion d’une fête sensible, comme une douceur raffinée à la fois tactile et gustative, liée au rayonnement de la lumière, à son intensité, sa diffusion, à ses métamorphoses silencieuses. Ce monde est aussi flottant. D’une propreté lisse, il garde la liberté d’une certaine indécision ou d’une ambiguïté. Il ondule, fluctue, sans jamais être confus ni figé. Pas de mollesse dans les masses des objets peints mais une tenue élégante et tonique. Ce qui pourrait être vu parfois comme un agencement impassible et stoïque tant il est soigneux n’en est rien, car la palette savoureuse de l’artiste est d’une grande onctuosité. Sur ces surfaces paisibles évoluant entre la nature morte et le paysage, le geste délicat de la peintre est de l’ordre d’une caresse et m’évoque tant dans les couleurs que dans la délicatesse du pinceau, l’univers d’un Morandi. À travers une démarche dans laquelle peinture, sculpture et architecture sont intimement associées, on trouve ici une prépondérance évidente de la représentation de l’espace et de sa composition. Une géométrie précise, quasi musicale qui tisse des liens entre les choses. Les reflets y sont parfois présents pour en multiplier et en moduler les points de vue. «Le reflet, en créant un nouvel espace au sein d’un autre, étend les limites de ce qui est représentable en peinture. Il nous montre un point de vue auquel le spectateur n’avait pas accès ».(5)

L’artiste crée des espaces factices avec un sens aigu de la scénographie. Presque chorégraphique, cet ordonnancement méticuleux est une sorte d’inventaire (é-)mouvant d’objets qui semble tenter une nomenclature éclairante du monde. « Acteurs d’une gestation étrange »(6), les objets sont partout présents dans les peintures, qu’ils soient artificiels ou naturels tels que des pierres ou des fossiles. Ils sont énigmatiques, équivoques, élusifs, presque indéfinissables parfois mais semblent pourtant murmurer une sorte de narration ténue, comme peuvent le faire certaines mises en scène de natures mortes. Parfois dotés d’une curieuse aura, ces petits objets de catégories très différentes sont accumulés dans l’atelier de l’artiste : « J’utilise des résidus, ou des choses jetées que je rencontre par hasard ». Puis ils sont coulés dans du plâtre. Cette manipulation laisse apparaître de multiples accidents de la matière leur conférant parfois un statut indéfini. Cette plasticité fragmentaire réveille son potentiel de transformation et d’abstraction. Une gueule d’animal devient un organe humain, une figure déformée devient l’ombre tortueuse d’un paysage, une forme tronquée, rendue primitive ou fantaisiste, devient l’imperfection des dessins d’un crépuscule. « Quand je moule un objet que j’ai collectionné, je change certains détails, certains indices figuratifs et certaines proportions. Cela constitue un mouvement vers une sorte d’abstraction, afin d’arriver à l’essence de l’objet. Il devient alors ouvert à l’interprétation du spectateur ».(7) Enfin les dernières étapes du processus sont de photographiés ces éléments, puis de les peindre à partir de la photographie. Cette succession de gestes sont autant de strates questionnant la spécificité de l’espace pictural. Et la question de la peinture, Maude Maris la pose avec une rare intelligence.

Kristina Shishkova peint des étendues habitées de roches et de glaciers, façonnées de profonds miroirs d’eau, formées d’horizons esquivés, d’aubes improbables et persistantes. La peintre crée des paysages qui apparaissent comme des espaces recomposés, insondables, hallucinés. Parfois d’une singularité quasi surnaturelle comme une aurore boréale, ils résultent de réminiscences fines d’expériences sensibles vécues dans de véritables paysages naturels. « Je me construis une banque d’images à partir des éléments et des expériences visuelles rencontrées dans la nature. Je m’intéresse au paysage : les rochers, les formes naturelles, les textures et les couleurs qui se créent sur une surfaces par l’érosion. »(8) Comme assemblés à la manière de collages, ces sites peints semblent transfigurés, affublés de plusieurs facettes. Disparates, ils restent toujours équilibrés, ils sont harmonisés. En déplaçant des éléments de leur contexte pour créer de nouvelles architectures bucoliques, l’artiste joue avec notre perception. De par l’ambiguïté de leur provenance, il s’élabore une certaine étrangeté. Sans être conceptuels, ces paysages combinés sont mentaux. Jamais hasardeux, ils sont reconstitués à partir d’une mémoire d’impressions dérobées lors de promenades et alliées à des images. Par là même, ils demeurent fondamentalement imaginaires. Recomposés sans jamais être artificiels, leur prestance est majestueuse, souveraine. Grave mais pondérée, elle ne pavoise pas. La nature éprouvée et la peinture sont en constant dialogue, comme si l’artiste en peignant tentait de déplier le temps, de fixer le défilement du paysage pour pouvoir perpétuellement l’explorer et le contempler à l’infini.

Par ailleurs, le propos de la peinture de Kristina Shishkova n’est jamais de laisser l’empreinte de la main ou d’inscrire sur la toile la trace du geste. Cette démarche serait beaucoup trop bavarde ou démonstrative pour une artiste plutôt discrète et réticente à la dissertation. En revanche, la présence des matières est tout à fait remarquable, savoureuses et sensuelles. Leurs alliances sont parfois contrastées voire contradictoires et c’est là un enjeu : «  Je considère mon travail comme une mise en tension des couleurs, des formes et de la matière travaillée de manières différentes. »(9) Sans toute fois dégorger de saturation, les textures sont copieuses. On pourrait même avancer que la peintre aurait plaisir à plonger dans la matière picturale pour pouvoir contempler les paysages internes d’un tableau.

La dernière fois que je suis allée dans son atelier, j’ai remarqué une toute petite pierre délicatement posée sur le chevalet, au pied d’une toile à peine ébauchée. D’une autre manière que Maude Maris, les minéraux constituent souvent ici un élément de la recherche et du processus, ce qui confère sans doute à beaucoup de toiles leur paisible mutisme. « (…), les pierres possèdent on ne sait quoi de grave, de fixe et d’extrême, d’impérissable ou de déjà péri. Elles séduisent par une beauté propre, immédiate. »(10) De cette perfection quasi menaçante, car elle se fonde sur la privation de vie, de cette  « immobilité visible de la mort »(11), Kristina Shishkova fait une vibration chuchotante tel le bruissement d’un soupir – elle crée un paysage agissant.

J’ai rencontré le travail de Stéphane Thidet par la vidéo et le son, ce dernier étant essentiel dans son travail, même lorsqu’il n’y en a pas. Par la suite, j’aborde ses « installations » pour ne pas dire « sculptures » car l’artiste ne se sent pas sculpteur à part entière, terme d’ailleurs restrictif par rapport à la diversité des champs qu’il aime à explorer. Il préfère dire qu’il conçoit des objets, allant de la taille d’une petite boite à musique de 8 cm à celle d’une maison traversée par une pluie incessante(12), aussi douce que corrosive, rappelant à la fois la maison en bois dans la forêt d’un Thoreau et la datcha du Miroir de Tarkovski, qui lutte contre sa propre destruction. Il érige des espaces magnifiques qui convoquent bien davantage la profondeur vertigineuse du temps philosophique qu’une question sur l’habitat. En plaçant deux branches au-dessus d’une masse d’eau immobile et noire comme de l’encre, qu’elles frôlent en un lent mouvement circulaire tel deux grands pinceaux de lavis japonais(13). En allant puiser le son du champ magnétique du soleil dont les fréquences viennent faire vibrer deux énormes gongs sous les arcades d’une chapelle(14). Il construit des dispositifs parfois très complexes dans leur réalisation, sans jamais mettre au premier plan des questions de forme. Chez lui, l’intention prime, ainsi que la décision d’un geste et par là même de ses conséquences, parfois imprévisibles et risquées. « Il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles formes, mais d’utiliser ce qui m’entoure en travaillant avec des objets, des lieux, des espaces existants ».(15) Les œuvres naissent souvent d’un geste simple, qui, tout en évitant toujours la nostalgie, peuvent révéler la fragilité inhérente au mouvement, à la vie même – voire aussi à l’agonie, lorsqu’il tend à l’oblique un bougeoir qui ne permet plus à une chandelle de s’écouler « normalement » mais de s’épancher rapidement comme la crue d’un fluide, de se répandre au sol.(16) C’est aussi un objet qui pourrait surgir d’un livre de Lewis Carroll tant par son incohérence fonctionnelle devenue purement poétique, que par l’inquiétude que cette anomalie génère. «  C’est ce petit no man’s land entre un état de fonctionnalité et un état de destruction que j’essaie d’explorer ».(17) Le geste de l’artiste s’intéresse à la précarité des choses.

Il peut aussi évoquer la sauvagerie – ou le fantasme du sauvage – en sollicitant la présence animale, intimement lié à la notion de territoire comme dans sa vidéo Half Moon, ou avec La meute lorsqu’il décide d’introduire un groupe de loups dans un parc, dans un « extrait » de paysage artificiel construit par l’homme. Ce geste remet au centre du regard l’animal qui a été repoussé bien au-delà de son territoire spolié par l’homme, mais c’est également un geste qui contient en lui un débordement toujours possible, une invasion imminente comme si l’artiste voulait que quelque chose lui (nous) échappe. Un geste qui ne laisse pas indemne, et qui par là-même se dérobe aux spectateurs. Un geste magique qui ouvre à la possibilité d’entendre les hurlements des loups dans le tissu urbain au milieu des hommes, tout en renouant avec une « intranquilité » viscérale.

La palette des significations du travail est large, d’un curseur qui ne cesserait d’évoluer et de se déplacer habilement entre deux points : le poétique et le politique. D’une pièce à l’autre, il s’agit de mettre à l’épreuve l’expérience, et celle de l’artiste lui-même qui reste toujours en quête de renouvellement. « L’efficacité est une notion dans laquelle on ne peut être qu’enfermé ».(18) Le travail de Stéphane Thidet est toujours une expérimentation, c’est ce qui le met en mouvement, tendu entre une énergie paisible et le surgissement potentiel d’une tragédie.

Juliette Fontaine, janvier 2020

(1) Bram Van Velde, Rencontre avec Bram Van Velde, avec Charles Juliet, 1978
(2) Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942
(3) Harold Guérin, description sur son site
(4) Harold Guérin, description sur son site
(5) Maude Maris, conférence donné à Toulouse Reflets : « quand la forme quitte le corps », 2019
(6) Éva Prouteau, texte écrit à l’occasion de l’exposition de Maude Maris Souvenirs de Téthys, Chapelle Jeanne d’Arc, Thouars, 2018
(7) Maude Maris, entretien avec Philippe Piguet, « Maude Maris : fragment, couleur, masse », 2016
(8) Kristina Shishkova, entretien sur ParisArtistes, juin 2015
(9)Kristina Shishkova, entretien sur ParisArtistes, juin 2015
(10)Roger Caillois, L’Écriture des pierres, 1970
(11)Roger Caillois, L’Écriture des pierres, 1970
(12) Stéphane Thidet, Sans titre (Le Refuge), Bois, meubles, pompes, eau, 550 x 350 x 480 cm, 2007
(13) Stéphane Thidet, Solitaire, Eau, bois, moteurs, souches d’arbres échouées, cables, Installation In situ, Collège des Bernardins, 2016
(14)Stéphane Thidet, D’un soleil à l’autre, Antenne radiotéléscopique captant les fréquences émises par le soleil, deux gongs, amplificateur, audio-transducteurs, Dimensions variables, Installation In situ, Abbaye de Maubuisson, 2016
(15) Stéphane Thidet, Déranger l’ordinaire, entretien avec Valérie Da Costa, 2009
(16) Stéphane Thidet, Dernière minute, bougeoir mural tordu, bougies, fragment de plancher, dimensions variables, 2017
(17) Stéphane Thidet, Déranger l’ordinaire, entretien avec Valérie Da Costa, 2009
(18) Stéphane Thidet, Déranger l’ordinaire, entretien avec Valérie Da Costa, 2009

Image : Stéphane Thidet, Half Moon, 2012, vue d’exposition, 2020

ATOPIA – Entretien

Jean-François Robardet (artiste, curateur de l’exposition Atopia) : Quelle différence fais-tu entre exposer dans un lieu « traditionnel » prévu pour accueillir des artistes, et exposer dans un Muséum d’Histoire Naturelle ? De quelle manière as-tu abordé cette idée ? As-tu eu des réticences ?

Juliette Fontaine : Non, je n’ai eu aucune réticence. Les sciences naturelles sont un terreau précieux de mes recherches. Pourquoi donc faudrait-il enfermer l’art contemporain dans des lieux qui lui seraient dédiés ? Ce qui crée un écart m’intéresse, un déplacement qui fait sens.

En exposant dans un Muséum d’Histoire Naturelle, je crée un déplacement, une proposition dynamique dans laquelle l’indice de perception est troublé en décelant des liens problématiques entre les choses. L’horizon d’attente du visiteur est défamiliarisé et dans cette perte de repère, le regard recouvre sa liberté et tisse des résonances entre les choses, aussi inédites soient-elles.

Se faire côtoyer dans un lieu une multiplicité des regards crée de la subtilité à mon sens, en présageant même la possible construction d’un espace de transgression.

Par ailleurs, en interrogeant des notions d’hybridation et de montage, créer des rhizomes est central dans mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est la complexité du monde, la complexité du vivant, la complexité de l’Être.

Dans mes recherches, en passant de Louise Bourgeois à Jacques Derrida, de Charles Darwin à Jim Jarmush, d’Emily Dickinson à Elisabeth de Fontenay, je traverse des territoires, je reste en mouvement et aux aguets.

 

Ce que l’on entend le plus souvent comme réaction à Atopia, c’est la manière dont ton travail se fond littéralement avec les collections du Muséum. Du Silence des bêtes aux hurlements d’un loup, quel est pour toi le degré d’effacement ou, au contraire, quels conflits et distinctions se créent entre tes œuvres et les pensionnaires du Muséum ?

Dans Atopia, il y a une évidence. Je ne pense pas qu’on puisse parler « d’effacement » mais de rencontre. Mes œuvres s’immiscent dans les différents espaces du Muséum sans rivalité, jusque leurs interstices. Les coprésences de mes travaux et des « pensionnaires » du musée dialoguent de manière vibratoire. L’empreinte de la nature dans mon travail en est encore plus révélée.

J’ai envie de dire que les fantômes qui habitent certaines de mes pièces côtoient les fantômes du Muséum. Les regards des spécimens naturalisés croisent ceux des bêtes de mes dessins.

Dans mon travail, je traite de la même manière les monstres inspirés de l’étude tératologique, celui imaginaire du Dr Frankenstein, l’animal sauvage ou disparu de la Terre, l’extra-terrestre, l’humain, le végétal, les cellules de l’épiderme, le fossile… Il n’y a pas de hiérarchie. Je crois que c’est la même chose dans un Muséum d’Histoire Naturelle, chaque « élément » est exposé avec le même soin, au Muséum-Aquarium c’est le cas me semble-t-il.

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Extrait de la série Atopia

Quand je t’ai proposé un jeu en nommant l’exposition Atopia d’après le titre d’une de tes séries de dessins, elle-même absente de l’exposition, tu as tout de suite accepté le principe, en renforçant même l’idée de déplacement, de flottement d’un espace à l’autre, d’absence pendant ta résidence de travail au Muséum-Aquarium et en citant une toile issue des collections du Musée Lorrain. De la même manière, tu as choisi de représenter des spécimens naturalisés des réserves du Muséum et qui sont habituellement invisibles pour les visiteurs. Y-a-t-il eu pour toi d’autres jeux sur ce principe d’absence/présence au moment de travailler sur les pièces inédites ? Cela a-t-il renforcé ton envie de travailler sur des espèces disparues ou en voie de le devenir ?

Oui, je pense que ta proposition du titre de l’exposition m’a amenée à travailler sur cette notion absence/présence avec beaucoup plus d’approfondissement et de problématisation pour travailler avec les matières invisibles du Muséum.

Toutefois, cette question reste récurrente dans mon travail qui est truffé de fantômes. Et il y a le thylacine ! J’étais fascinée par cette bête disparue avant de découvrir que la réserve du Muséum-Aquarium en avait un spécimen. Cette rencontre fut décisive dans ma démarche développée pour l’exposition. Cette opportunité que tu m’as donnée dans ce Muséum d’Histoire Naturelle a été pour moi un vaste terrain de recherche dans la continuité de mon travail. Quelle jubilation !

 

Penses-tu poursuivre des recherches menées spécifiquement pour Atopia avec les éléments que tu as collectés au Muséum ? Pourra-t-on suivre l’évolution de ces recherches lors de prochaines expositions ?

Je ne peux pas le présager, le travail se fait et se défait, j’avance à tâtons, parfois dans le noir, je ne suis pas conceptuelle… Mais, je recycle souvent les éléments dans mon travail en les déplaçant, en les re-questionnant, il est donc probable que des éléments du Muséum réapparaissent un jour ou l’autre.

 

En travaillant avec tes pièces pour constituer l’exposition et en les étudiant, je me suis rendu compte que, bien que me considérant comme antispéciste, j’ai souvent des attitudes ou des réflexions spécistes – probablement par réflexe ou par reproduction d’un schéma lié à ma culture et à mon éducation. Ton travail me semble, en effet, totalement dénué de toute approche spéciste. Comment te situes-tu par rapport à cela ? Et que penses-tu de la manière dont le Muséum-Aquarium aborde cette question ?

À mes yeux, il n’existe pas de différences moralement pertinentes entre les espèces. Je ne vois pas pourquoi la vache charolaise n’aurait pas droit à un traitement digne sous prétexte qu’elle ne parle pas notre langue. Il faut en finir avec cet humanisme qui met l’homme au-dessus de toutes les autres espèces.

Par ailleurs, puisque tu parles d’éducation… Parlons enfance… Comme tout un chacun, elle est notre socle, on a construit à partir d’elle notre rapport au monde. Ça me gène un peu de dire ça, mais c’est vrai… Enfant, pour des raisons affectives que je n’ai pas envie d’évoquer ici, j’ai très vite construit un rapport fusionnel avec la nature et tout ce qui était vivant autre qu’humain, tous les animaux, les végétaux. Ce rapport me rassurait beaucoup. J’allais tous les étés en Dordogne chez ma grand-mère (que de splendides souvenirs, extrêmement vifs !), et j’ai aussi vécu à la campagne adolescente. Très tôt, j’ai aimé observer passionnément la nature. Seule, je me promenais beaucoup, je me sentais protégée dans les bois, sur les chemins, à travers les champs de maïs ou de tabac, au milieu des cris et des chants animaux, avec quelques magnifiques apparitions furtives parfois !… J’ai toujours eu confiance dans les bêtes. Je n’en avais pas peur. J’ai longtemps voulu être vétérinaire à la campagne !

J’ai aussi eu très jeune, me semble-t-il, une conscience claire de la souffrance que l’homme pouvait infliger au vivant. Quand j’arrachais des fleurs pour faire un bouquet comme toutes les petites filles du monde, j’étais partagée entre la conscience de « faire du mal » à ces fleurs en les arrachant de la terre et l’émerveillement devant leur beauté végétale ; tout ça peut sembler très cucul-la-praline, ridiculement niais, mais c’est la vérité ! J’étais souvent fourrée dans les fermes pour voir les animaux et le travail des fermiers, le gavage des oies m’a toujours paru cruel par exemple. Des tas d’autres expériences vécues à la campagne enfant m’ont marquée, je les trouvais injuste à l’égard de l’animal.

Je crois que mon antispécisme vient de là, de ce profond tropisme. Par la suite je l’ai raisonné, je l’ai pensé et articulé, bien entendu. Mais je ne suis pas non plus militante, même si j’en mange assez peu, je mange de la viande. Disons que je suis derridienne. Jacques Derrida déploie une pensée radicalement critique à l’égard du terme « Animal » et du « propre de l’homme » : « Chaque fois que « on » dit « L’Animal », chaque fois que le philosophe, ou n’importe qui, dit au singulier et sans plus « L’Animal », en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne serait pas l’homme (…), eh bien, chaque fois, le sujet de cette phrase, ce « on », ce « je » dit une bêtise. Il avoue sans avouer, il déclare, comme un mal se déclare à travers un symptôme, il donne à diagnostiquer un « je dis une bêtise ». Et ce « je dis une bêtise » devrait confirmer non seulement l’animalité qu’il dénie mais sa participation engagée, continuée, organisée à une véritable guerre des espèces. » ( in L’Animal que donc je suis, Jacques Derrida)

Quant au Muséum, on y voit quelques classifications, les animaux marins, les papillons, les oiseaux, les crustacés… Ces classifications sous-tendent-elles un certain spécisme ? Pas sûr. C’est aux gens du Muséum qu’il faudrait poser la question, je serai très intéressée d’en discuter avec eux à l’occasion. À la fois, ce doit être très compliqué d’éviter les classifications dans un muséum d’Histoire Naturelle… Mais au Muséum-Aquarium de Nancy, dans l’esprit j’entends, nous sommes très très loin de la spectaculaire « Arche de Noé » de la faune africaine du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, ultra spéciste de mon point de vue.

Ici à Nancy, beaucoup d’espèces différentes cohabitent dans les vitrines : un groupe d’oiseaux va cohabiter avec une tortue, un fossile et d’autres ; l’ornithorynque n’est pas très loin du wallaby… Quand j’évoquais à l’instant que des animaux marins étaient regroupés — à l’endroit où se trouve la série Kieru — sont mêlés poissons, fossiles, tortues et le gros mammifère marin qu’est le morse : le spectre est large !

 

Step to step

texte critique

Step to step, L’épreuve de l’espace, la contingence du présent

Dans de nombreuses installations interactives de Thierry Fournier, l’espace constitue une matière, beaucoup plus qu’un lieu. De manière récurrente, entrer dans l’un de ces dispositifs revient à pénétrer une matière sonore singulière, parfois étrange. Le son a toujours une présence physique forte, quasi organique, voire érotique (Electric Bodyland [1], Sirène [2]). Le déplacement du visiteur dans l’espace infléchit le son, qui est « sculpté » par sa présence.

Dans Step to step (« d’un pas à l’autre », « d’une marche à l’autre »), le visiteur ne se déplace pas à l’intérieur d’une pièce musicale comme dans Electric Bodyland, il ne s’infiltre pas non plus dans la matière sombre de sons troublants par leur animalité comme dans Feedbackroom [3], mais il doit une fois encore éprouver l’espace. L’installation dispose dans la pénombre et face à face la vidéo grandeur nature d’un coach (Sébastien Le Gall) donnant un cours de step et un socle blanc posé au sol devant l’image. La symétrie entre le step et le socle, ainsi que le cours dispensé par le coach, invitent à explorer le dispositif. Poser un pied ou monter sur le socle ralentit alors aussitôt la musique, les mouvements du coach et sa voix, malaxée comme une glaise bien que toujours compréhensible. Mais cette emprise sur l’image n’est qu’apparente : par une réaction inévitable de réflexe conditionné, le visiteur se met à l’imiter, devenant alors manipulé par elle. On ne sait plus lequel des deux est l’arroseur ou l’arrosé, ni qui singe qui. C’est l’aspect humoristique de l’installation : l’imitation impossible devient un jeu absurde et burlesque basé sur l’empêchement, qui évoque notamment Buster Keaton. De ce fait, la question de la prise de pouvoir de l’un sur l’autre est toujours rejouée dans un inversement des rôles, avec une intelligente ironie.

La mise en jeu du visiteur est notable puisqu’il faut traverser l’espace, aller en son centre, monter sur un socle. En d’autres termes, on est invité à s’exposer. Rester à distance du dispositif priverait de l’expérience de l’œuvre. Il faut l’explorer, faire l’expérience un peu déroutante de quitter la familiarité rassurante de l’intime, celle sécurisante de l’invisibilité ou de la discrétion, et entrer dans un espace à découvert et collectif. En outre, chaque individu est amené à faire l’expérience non seulement de son propre rapport à l’espace, mais également de l’altérité des autres visiteurs et du coach, d’autant plus soulignée qu’il est une image projetée, et non un corps présent. Dans cette attente de la confirmation de sa propre présence par autrui, le corps est au centre du regard de l’autre. Cette question du regard et de l’altérité se manifeste également d’une autre manière. Le socle sur lequel se pose le visiteur est en face de la projection, c’est un face à face, de step à step, et finalement d’égal à égal. Dans son absence présente, le coach regarde le visiteur, il s’adresse à lui, lui fait signe, l’apostrophe, alliant l’énergie et la bonhomie. L’effet de miroir est presque parfait puisque le « step » du coach est exactement aux mêmes dimensions que le socle placé dans la salle, et que la distance du coach au plan de l’image est la même que la nôtre. L’image pourrait être notre reflet – mais nous sommes face à un autre.

Dans La phénoménologie de l’esprit [4], Hegel écrit : « Le maintenant est justement ceci de n’être déjà plus quand il est » . S’il on prend cette phrase comme une évidence éclairée, elle devient une sorte d’impasse magnifique qui ouvre des champs de réflexion très vastes. Mais elle écrit un territoire qui demeure finalement comme une clairière inhabitée : un jardin riche, certes touffu, mais d’un certain angle de vue infécond. Le constat est imperturbable : le temps présent est insoluble. Eprouver le temps présent, mais plus encore tenter de formuler ce qu’il est, serait comme vouloir attraper de ses mains nues un poisson dans l’eau d’une rivière. Avec Step to step, nous faisons de manière empirique l’expérience de cet espace-temps fluctuant, glissant, et finalement indéterminé, improbable. Un espace-temps insoumis, insurgé, formant tout à la fois le temps instantané et le temps inexistant, dans le rapport troublant du présent à la présence du corps. Mon corps est dans l’instant présent, mais que vit-il de cet instant, qu’en perçoit-il par l’intelligence et les sensations – les deux étant inséparables –  et qu’est-ce que mon corps gardera en mémoire de ce présent devenu déjà passé ? Cette dernière partie de la question reste sous-jacente dans l’installation qui nous immerge résolument dans un présent pur : notre corps sur le socle est en action, devant un corps projeté en action aussi, et nous ne pouvons avoir le recul nécessaire pour cette réflexion qu’en en sortant. Cette conjonction irrésolue est dessinée par l’impossible imitation des gestes du coach par le visiteur. On éprouve alors le présent comme un instant fuyant le présent de nos sensations. L’image de Sébastien Le Gall devient le point de fuite perpétuel d’un horizon inatteignable.

L’installation A+ [5] proposait une expérience tout aussi déconcertante du temps quoique très différente. Inscrit hic et hunc, notre corps, par une distorsion temporelle saisissante, voyait l’image de ce qui s’était passé au même endroit avec un décalage exact de 24 heures. Step to step procure en revanche une notion contradictoire du temps présent : il n’existe qu’en tant qu’il se nie. La métaphore qui le décrit comme un point sur une ligne où l’on ne peut que passer devient une expérience palpable, un vécu brutal prouvé concrètement par le dispositif. Le poids du corps sur le socle ralentit l’image jusqu’à presque la geler, sans jamais toutefois totalement l’immobiliser : soit nous renonçons à saisir le sans-cesse fuyant insaisissable, soit nous l’immobilisons en demeurant incapable d’éprouver, et donc de décrire, ce point presque mort.

Juliette Fontaine, avril 2009


[1] Thierry Fournier, Electric Bodyland, installation sonore interactive, 2003.

[2] Sirène, installation interactive (avec Samuel Bianchini), 2006-2007.

[3] Feedbackroom, installation interactive, 2007.

[4] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Vrin, 2006, p. 80

[5] Thierry Fournier, A+, installation vidéo, 2008